"Faut vous dire, Monsieur, Que chez ces gens là, On ne vit, Monsieur, on ne vit pas..../... On compte...." (à peu près Jacques Brel)
Avant hier, 5 mai, je lis un tweet posté par @caissesdegrève. Vous pouvez la voir ici, elle déclare: "On a eu l'impression d'être libérés, comme si on nous avait ouvert une porte de prison [..] Depuis cinq jours on vit d'un seul coup une espèce de douche froide. On a à nouveau des tableaux Excel, on nous pointe qu'on est en négatif sur mars-avril".
"Tableaux Excel, le retour!" On dirait le titre d'un film d'épouvante. C'en est, de l'épouvante, mais ce n'est pas de la fiction. C'est une façon d'appréhender le réel qui tient compte d'un seul aspect des choses: ce qu'on peut mettre en chiffres. Pour en faire des colonnes. Et lire dedans. Et de là, décider de la marche à suivre en fonction de ce seul élément.
Le tableau Excel, canne blanche des experts en management. Radar de nos pilotes de Titanic. Boussole sans Nord. GPS des madame Irma de l'entreprise. Dans le public comme dans le privé. La bible, le crédo des cost killers. Les tueurs de coûts. Pour tuer, ça tue. Le tableau Excel est à la gestion par le stress ce que la mayonnaise est à l'oeuf dur.
Je pose la question à un ami, cadre sup dans la fonction publique : "La production constante de tableaux de monitoring repose sur la volonté hiérarchique d'obtenir une information immédiate et quantifiée par un simple coup d'oeil sur un tableau. C'est une facilité qui dispense de réfléchir et qui presque tout le temps donne une information erronée, la réalité étant plus complexe qu'un tableau. Par ailleurs, il m'est arrivé de consacrer jusqu'à 20% du temps de travail à renseigner des tableaux créés au fur à mesure des besoins et dont bien souvent au bout de quelques mois la hiérarchie a oublié l'existence car elle a porté son attention sur d'autres tableaux". Ici, on est plus dans la vie et la mort. Plutôt dans la course à l'échalote.
Une autre amie, cadre dans le privé cette fois ci, à qui je demande: "Si je te dis tableau Excel, qu'est ce qui te vient à l'esprit?" me répond: "Je les hais!" Elle ajoute: "Pour juger de l'efficacité d'un service, on ne considère qu'une petite partie de la réalité, celle qu'on peut chiffrer. En clair, on fait l'impasse sur l'humain. Or même pour faire du chiffre, il faut tenir compte de l'impact de ce qui ne se compte pas. Mais non. On continue à perdre un temps fou à collecter et renseigner des données limitées à un seul aspect des choses. Et forcément, les tenants de la chose en tirent des conclusions erronées, qui leur font prendre des décisions à côté de la plaque, dont ils nous tiennent pour responsables. Le tout en nous regardant de haut comme s'ils avaient la science infuse. La bêtise à l'état pur ".
Revenons à notre oeuf-mayonnaise, Excel et gestion par le stress. Mon ami fonctionnaire le vit de l'intérieur: "La gestion par le stress repose selon moi sur le mythe qui voudrait que l'on obtienne le meilleur de son équipe en instaurant une ambiance de menace en cas de non atteinte de ses objectifs. Le résultat est une mobilisation de l'employé non pas sur l'atteinte de l'objectif mais sur l'évitement de la sanction qui bien souvent est obtenu par un autre moyen que l'atteinte de l'objectif. Par ailleurs, l'employé ne travaille plus pour son équipe, mais contre sa hiérarchie, contre ses co-équipiers. La part de temps de travail consacrée aux précautions à prendre pour éviter la sanction vient réduire celle consacrée au travail productif. La peur de la sanction stérilise toute initiative personnelle et réduit l'agent à un pur exécutant de l'instruction donnée, sans avis critique. Les garde-fou en cas d'erreur de la hiérarchie tombent".
Agnès Hartemann parle aussi "infantilisation", "peur", "perte d'éthique". Pour quelqu'un qui fait face à des questions de vie ou de mort, c'est tout simplement monstrueux. Dans d'autres domaines moins vitaux, les dégats n'en sont pas moins considérables. Objectifs hors d'atteinte, sanctions en cas d'échec, concurrence entre employés, aboutissent forcément à une angoisse insupportable et lourde de conséquences. Dans un contexte de chômage de masse, l'alternative est ubuesque:
Ce qu'on appelle une alternative négative! Le monde se divise entre ceux qui croulent sous le taf et ceux qui n'en ont pas du tout. Entre cramés et noyés. Pour le plus grand profit de ceux qui rafflent la mise de l'asphyxie générale.
Hier, sur BFMtv, un dénommé Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne, un think tank patronal, ça veut dire laboratoire d'idées. Ou réservoir à pensée, ça marche aussi comme traduction. Rien que ça. On est modeste ou on ne l'est pas. Bref, ce Monsieur Bigorgne tient à nous faire part de ses suggestions post confinement en vue d'adapter le temps de travail. Mais comment on ferait pour vivre sans l'Institut Montaigne? Jugez plutôt:
Blague à part, ce qui me fascine, ce n'est pas que ça lui passe par la tête, on ne contrôle pas toujours. Ce qui m'épate, c'est qu'il ose le dire. Que comprend ce Monsieur du monde dans lequel il vit, sinon qu'il peut abuser encore un peu plus de la situation? Je soupçonne Michel Audiard, de nous envoyer, de là-haut, du paradis où j'espère qu'il se marre avec ses potes, des illustrations des plus merveilleux de ces aphorismes. Oui, Michel, vous aviez tellement raison. Ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnait.
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Bruno - Le 08/05/2020 à 20:53
Arghhh la chanson de Brel, je voulais te souffler l'idée, super tu as eu la même. Sinon, l'institut Montaigne, Blanquer ne serait pas un adepte ? Pauvre Montaigne...
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Isabelle Alonso - Le 09/05/2020 à 10:46
Les grands esprits se rencontrent! J'imagine que la corrélation avec Montaigne est passée par l'avenue plus que par l'écrivain...
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