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Un long dimanche de fiançailles

Aujourd’hui mardi soir 19 octobre 2004. Demain matin, à « On a tout essayé », on va parler d’un film que j’ai vu vendredi dernier et qui sort mercredi prochain. C’est le dernier Jean-Pierre Jeunet, d’après le roman de Sébastien Japrisot, « Un long dimanche de fiançailles », avec Audrey Tautou et une incroyable distribution.

Depuis vendredi, je me demande comment je vais faire pour parler de ce film sans pleurer. Je vais me concentrer, inspirer fort et essayer de trouver les mots pour dire mon émotion, qui ne m’a pas lâchée depuis bientôt une semaine, et qui au moment même où je tape sur ce clavier, me serre le cœur. Trouver les mots pour que les gens qui verront l’émission aient envie d’y aller. Les autres chroniqueurs vont se payer ma tête, et j’aurai très peu de temps. Alors j’ai eu envie de le prendre, le temps, pour vous qui lisez ces lignes.


Il paraît que pour faire un flacon d’essence de rose, il faut cent kilos de pétales. Ça fait un énorme volume de fleurs pour quelques gouttes d’une eau précieuse. Les talents conjugués de Japrisot, de Jeunet, des comédiens, des dizaines de techniciens, de créateurs d’effets spéciaux, de décors, de costumes, de musique ont concentré deux heures et quart d’essence de cinéma. Et d’humanité.


C’est l’histoire de Mathilde (Audrey Tautou) à qui une dépêche de l’armée apprend en 1919 que son amoureux, Manech, (Gaspard Ulliel) est mort à la guerre. Elle n’y croit pas, ne le « sent » pas. Elle va mener une enquête journalistico-policière qui va finir par lui apprendre ce qui s’est réellement passé dans la tranchée Bingo Crépuscule où son fiancé a été vu pour la dernière fois.


Il n’y a pas de plus efficace réquisitoire contre la guerre que de la montrer telle qu’elle est, dans sa barbarie, son imbécillité. Filmée dans une couleur crépusculaire, bleu horizon comme l’uniforme des poilus, la guerre en direct nous restitue dans la force de l’âge, tels qu’ils moururent par centaines de milliers, ceux que nous n’avons appris à voir que comme des petits vieux muets et surdécorés. Maintenant nous savons un peu mieux. Nous y étions, avec eux, dans les tranchées. Ils ne sont pas moins morts, mais un peu moins oubliés, sans doute.


En contrepoint au bleu horizon, les scènes de vie, d’espoir, d’amour : la quête entêtée de Mathilde a la couleur du soleil. La jeune femme boîte et nous marchons avec elle. Elle se bat, ne renonce jamais, refuse de s’avouer vaincue, ne se fie qu’à la force de ses sentiments. Elle est invincible. Pas la peine de raconter les péripéties, il ne sera que meilleur de les découvrir dans leur drôlerie, leur délicatesse, leur douleur aussi.


Mais pourquoi moi, aujourd’hui, ai-je été émue à ce point par ce film, par cette histoire. Au point d’avoir le sentiment qu’il a été fait pour moi, que Jean-Pierre Jeunet savait, que ce film là, il me le fallait. Je vais essayer d’expliquer. ce n’est pas facile de mettre en ordre le chaos que j’ai sous le chignon.


D’abord, il y a 14-18. La « grande ». Pour des enjeux dérisoires, la plus barbare de l’histoire contemporaine. La meilleure, Brassens a raison. L’expression la plus achevée du concept de guerre. Elle contient toutes les autres, les englobe et les définit. Des assassins légaux, politiques et militaires, ont rayé une génération entière du monde des vivants. C’est vite dit, comme ça. Juste quelque mots. Supprimé une génération d’hommes. Quand on tue en toute légalité une génération, ça s’appelle comment ? Un mâlicide ? Un généracide ? Il n’y a pas eu de rafle. Ça s’appelle une mobilisation. Pas d’étoile à porter. Ça s’appelle un uniforme. Pas de camp de la mort. Ça s’appelle un champ de bataille, une tranchée, le champ d’honneur. Mais l’abjection de ceux qui s’arrogent le droit d’organiser le massacre d’autrui est la même. Cette guerre fut première comme on est premier de la classe, pour avoir battu tous les records d’horreur.


Dans chaque village de France, gravé dans la pierre, on peut lire la liste des morts pour la France en 14-18. Souvent, le même nom, avec des prénoms différents. Trois, quatre, cinq morts de la même famille dans des villages de quelques centaines d’habitants. Depuis que je suis toute petite, je m’arrête devant ces monuments, et je lis les noms, rien que pour moi. Je ne crois pas en Dieu, je sais que ces morts ne sont dans aucun paradis. Je leur fais une petite place dans ma tête, pour qu’ils ne soient pas tout à fait oubliés, puisque la mémoire des vivants est le seul au-delà auquel j’aie jamais cru.


Ils n’y sont pas allés comme des moutons. Ils ont résisté, ils se sont battus. Pour échapper à leur sort, à leur mort certaine, ils ont déserté, ils ont fraternisé, ils se sont mutinés, ils se sont mutilés. Ils n’ont certes pas sauvé leur peau, mais ils ont sauvé leur honneur d’homme. Pour ceux là, pas de pitié et pas de détail : la hiérarchie les condamnait à mort. Des centaines de milliers de garçons morts à vingt ans. Chacun avait une histoire. Manech, l’amoureux de Mathilde, tout ce qu’il voulait c’était continuer à faire son métier de sauveteur en mer et aussi aimer Mathilde. Un soir, dans sa tranchée, il fait exprès de se faire tirer dans la main, pour échapper à l’enfer et rejoindre Mathilde. Il sera condamné à mort.


On est tellement habitués, depuis toujours, au onze novembre, quelques jours après la fête des morts. On met quelques années à comprendre l’horreur que représente cette boucherie et toutes les souffrances qui l’ont accompagnée. A réaliser que tous ces morts étaient des gens qui voulaient vivre et qui sont nés au mauvais endroit et au mauvais moment. C’est en mettant des noms sur les morts puis des visages sur les noms, puis des familles sur les noms que je suis devenue pacifiste. La guerre est un scandale. Elle devrait être illégale. La fabrication d’armes aussi. Leur trafic et leur vente passible de prison. On est loin du compte. Toutes les guerres sont évitables, toutes. Et pour les éviter, une solution : coller tous les décideurs de massacre sous un bombardement, pendant ne serait-ce qu’un quart d’heure. Gageons que les va-t’en-guerre de type George W.Bush trouveraient d’autres solutions que de bombarder les populations civiles si eux mêmes et leur propre famille se trouvaient sous les obus.


Dans une guerre, il y a les morts, et c’est à eux que va la première pensée. Il y a aussi les dégâts collatéraux, comme on dit finement chez les assassins légaux. Les blessés, d’abord. Et les survivants. Foutus, déglingués, cassés, traumatisés. Il y a les populations civiles. Quand on tue les hommes, on détruit aussi la vie des femmes. Une génération de femmes qui ont rangé leur robe de fiançailles au rayon des souvenirs. Leur robe, leurs rêves, leur avenir et leurs illusions ont jauni au fond d’une armoire. Une génération de femmes sans amoureux, sans fiancé, sans mari, sans compagnon. Une génération de femmes sacrifiées. Imaginez la vie quotidienne dans un monde où les hommes de dix huit à vingt cinq ans ont disparu. Ce fut le monde des années vingt, des années folles. On nous dit que grâce à l’absence des hommes partis au front les femmes purent conquérir leur indépendance. Merci la guerre, donc ? Quel cynisme. Comme si on ne pouvait pas conquérir ses droits élémentaires sans passer par la case massacre...


On avait exterminé une génération, il fallait repeupler la France. En 1920, les mêmes hommes vieux qui avaient décidé de la mort des hommes jeunes votèrent une loi qui criminalisait l’avortement et interdisait toute contraception et toute forme de publicité sur la contraception. Après avoir volé aux femmes leurs hommes, on confisqua leur ventre. Il faudra attendre la loi de 1975 pour limiter les effets de cette loi qui n’est à ce jour pas abrogée, que je sache. La vie des femmes nées au début du siècle fut mutilée à la fleur de l’âge. Mathilde, l’héroïne du film, a eu la polio à une de ses jambes. Elle marche quand même, elle avance, elle tient debout toute seule, obstinée et amoureuse, rêveuse et efficace. Toute une génération a marché sur une seule jambe et cette génération de femmes a changé le monde. On ne peut lire leur nom nulle part. Moi je veux me souvenir d’elles. Etre féministe, pour moi, c’est jeter un pont entre elles et moi, c’est marcher dans leurs traces.


Chaque guerre saccage la vie de milliers de Mathilde et de Manech. Quand on les oublie, ils meurent de nouveau. Le film de Jean-Pierre Jeunet reconstruit un monde encore si proche au moment où il va sombrer dans les ténèbres du temps. Il nous rend des gens, des êtres humains là où il n’y avait que des noms de bataille. Un long dimanche de fiançailles n’est pas un film de guerre. C’est un film sur ce que la guerre fait aux gens. Ce dimanche de fiançailles n’a rien à voir avec Le jour le plus long. Jeunet n’est pas au dessus de la mêlée, dans l’épique et l’héroïque. Il est dans la vie de ses personnages, au niveau de leur cœur. Il crée les images simples qui disent tout. Une araignée descend son fil, un vélo dérape sur le gravier, un fonctionnaire déchire un avis de grâce, un amoureux grave des initiales sur une cloche, la soupe arrive dans la tranchée, elle est encore tiède, on offre une tartine de miel et un chocolat chaud au bleuet qui va mourir. Et nous comprenons le monde. Et nous savons d’où nous venons. C’est tout ça, sans doute, qui m’a fait pleurer. Ce rendez vous avec nos racines, avec notre passé commun.


Je suis avec Manech, les pieds trempés dans la boue froide de la tranchée. Je suis Mathilde dans le Paris de 1920, place de l’Opéra, sous les pavillons Baltard, à la gare d’Orsay. Son Paris est le mien. Les villes c’est comme les gens. Ça a l’air de changer, mais ça ne change pas. Je suis Manech, je suis Mathilde. Des milliers de Manech, des milliers de Mathilde nous protègent tant que nous pensons à eux.


« Un long dimanche de fiançailles » est un grand film. Qui élargit le cœur, qui enrichit, qui rend beau. C’est un film qui emmène loin, haut. Qui fait rire, sourire, et venir ces larmes qui font du bien. Je suis à court de superlatifs. Ce film sent l’amour, la tendresse, la belle ouvrage, l’humanité profonde. Jeunet n’est jamais solennel ou grandiloquent. Il n’en est que plus vrai. Il est allé chercher au fond de lui la pépite de sensibilité qui fait de nous des êtres humains. Il a réussi à en faire faire autant à chaque personne de son équipe. Aujourd’hui la pépite est devenue un film, et il nous la donne. Merci.


Note : Deux autres films remarquables sur 14-18 vu du côté des gens : « Johnny got his gun », de Dalton Trumbo, « La vie et rien d’autre », de Bertrand Tavernier.


iA !



06
Mar 04


Un long dimanche de fiançailles


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