< Retour aux articles

Totor et Gégé

 

Jour de l'An.

J’ai fêté l’arrivée de la Nouvelle Année à l’espagnole. Le 31 au soir, en péninsule comme en diaspora, à mesure que s’égrènent les douze coups de minuit transmis par Radio Nacional de España, on ingurgite un grain de raisin par son de cloche, ça porte bonheur. Pour peu qu’on réussisse à les avaler sans s’étouffer, bien sûr. Mieux vaut choisir du chasselas plutôt que du muscat, parce que même si la cadence du carillon n’a rien de frénétique, il s’agit de ne pas arriver au douzième grain avec des joues de hamster. 

J’ai mangé le raisin, levé ma coupe à 2024, échangé des accolades et émis des voeux dans tous les sens. Je nous la souhaite, à tout·e·s autant que nous sommes, pleine d’espoir et de fantaisie. J’en profite pour exprimer ma gratitude à celles et ceux qui sont venu·e·s commenter le texte sur Depardieu, les retours sont toujours précieux. Merci, donc. 

Reconnaissons que le contexte ne pousse pas à la gaudriole. Je ne vais pas énumérer les raisons de sangloter, vous les connaissez autant que moi. Mais la déprime n’est pas mon fort. Partageons de quoi repousser le mouron ambiant. Le monde change. A la vitesse d’un escargot arthritique, certes, mais dans le bon sens. J’ai émis ici même des réserves sur le traitement médiatique du cas Depardieu, il n’en reste pas moins que les violences sont devenues un vrai sujet. #MeeToo est bel et bien une révolution. On réfléchit à la question, et surtout on réfléchit ensemble. 

Beaucoup de signataires de la pétition publiée par le Figaro se récusent maintenant. Je me marre. Ils n’avaient pas bien lu, apparemment. Ou pas réfléchi. Ou ni lu, ni réfléchi. J’imagine le coup de fil : « Tu signes ? Pour Gérard ! Y a déjà untel et unetelle, ça va être un carton ! » Pour Gégé ? Et y a déjà Trucmuche et Machinchose ? J’en suis ! Je signe ! Il s’agit de ne pas louper une occasion d’être dans le bon camp ! Question d’image. Du côté du succès, de l’Art, de l’esprit français. Tout le monde en parle, c’est parfait ! J’ai choisi le bon wagon ! Et voilà que ça ne tourne pas comme prévu. Aïe. Au lieu de se retrouver dans la bonne lumière, voilà qu’on se fait déchiqueter. Zut, c’est pas là qu’il fallait être ! Vite ! Je me rétracte ! Ils font penser aux nuées d’étourneaux. Les autres vont par là ? J’y vais aussi ! Ils repartent dans l’autre sens ? Je fonce avec eux ! Quand il s’agit de petits oiseaux, c’est très joli, très graphique. Quand il s’agit d’une partie de notre intelligentsia, cette façon de jouer les girouettes me fait penser à une des phrases préférées du très regretté Pierre Bénichou : « Je n’aurais pas aimé vous connaître pendant l’Occupation ! ». Sans rancune, hein! Mais la prochaine fois, lisez avant de signer!

Dans ce texte que ses propres signataires récusent aujourd’hui, Depardieu est assimilé à …l’Art. On y trouve en effet la phrase suivante : « lorsqu’on s’en prend ainsi à Depardieu, c’est à l’art qu’on s’attaque ». Carrément. En toute simplicité. Ça en a fait hurler beaucoup. De rire. Mais s’il y avait du vrai là-dessous ? Puisqu’on en est à l’Art, et donc à la culture, peut-on poser la question du rapport très étroit entre l’Art et la Culture… du viol ? 

Depardieu n’a rien d’un novateur. Il s’inscrit dans une longue lignée de prédécesseurs. Figures glorieuses, génies révérés, héros croulant sous les hommages, qui furent toute leur vie des violeurs, des abuseurs, des tortionnaires des femmes de leur entourage. Philosophes, politiques, médecins, professeurs, scientifiques, ils pullulent dans toutes les sphères de pouvoir. Pour ne rester que dans l’art, Tolstoï, Gauguin, Baudelaire, Picasso, Chaplin et tant d’autres… 

Une de mes amies a publié sur le site « Révolution féministe » un texte sur Victor Hugo  que je vous laisse découvrir. On y constate qu’on peut à la fois condamner la prostitution et en être un insatiable client. Distribuer des leçons de morale à gogo et séquestrer sa maîtresse. Synthèse du génie à la papa. C’étaient les mœurs de l’époque, dit-on. Certes. 

Alors ? Interdire les œuvres, les « annuler », comme le préconisent certains ? Je ne sais pas si les tenants de ce genre de mesures réalisent à quel point ça viderait les musées et les bibliothèques. Non. Il ne faut rien effacer. Effacer, c’est censurer. C’est décider à notre place. Donc merci, mais non, merci. On continuera à admirer ces œuvres dans ce qu’elles ont d’admirable. Mais on ne peut le faire qu’en éclairant les coulisses. En exposant au grand jour ce que ces artistes furent vraiment dans la vie. 

Et n’oublions jamais qu’en termes d’effacement, ce qui est une menace hypothétique pour les hommes est une écrasante réalité pour les femmes. Depuis des siècles et encore aujourd’hui. 

La réputation de ces hommes qu’on dit grands est protégée sous un épais manteau d’honneurs. Stratégie patriarcale de base. Pour que leur culte puisse se perpétuer. Pour garder le monopole du génie. Pour rester dans l’entre-soi et s’octroyer réciproquement des médailles entre mecs. Pour confirmer l’incapacité des femmes à faire partie du club. Pour affirmer encore et toujours la supériorité masculine. 

Celles qui vivent dans l’entourage de ces héros fonctionnent comme une batterie, une source d’énergie et d’inspiration, qui permettent au génie du Maître de s’épanouir au détriment de leur force de vie à elles. Alors que les femmes artistes devaient, et doivent toujours, se battre pour simplement exister. 

Que faire, alors ? S’émerveiller, encore et toujours, des textes de Hugo, s’enivrer de ses poèmes, mais sans manquer de les associer toujours à Adèle (épouse), à Juliette (maîtresse), à Léopoldine et Adèle (filles), et à la tragique cohorte des maîtresses, des domestiques, des jeunes prostituées dont il usa et abusa avant de les jeter. 

Dire ce qui fut, simplement parce que c’est la vérité. Et que cette vérité, si on la sort de la nuit, nous protège. Que nos aïeules, sacrifiées sur l’autel du génie, ensevelies dans l’obscurité par la culture du viol, revivent dans notre souvenir. Qu’elles demeurent dans notre mémoire comme partie prenante de l’Histoire de l’Art. 

Bonne Année 2024.

 

04
Jan 24


Totor et Gégé


Partager cet article

Espace commentaire

Francine Sporenda - Le 08/01/2024 à 20:48

Pertinentissime. Tu décris parfaitement le redoutable système de la solidarité masculine, dont Depardieu a bénéficié pendant des années.


françoise sanquer - Le 09/01/2024 à 18:10

un seul mot : bravo et un deuxième : merci . Il est grand temps que tout cela cesse mais hélas partout encore , viols agressions physiques , sexuelles ou psychiques , incestes et autres violences se pratiquent envers les plus faibles, femmes et enfants le plus souvent , sans que la plupart même témoins, ne réagissent et n'agissent pour changer tout cela .


Votre commentaire