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Parenthèse.

 

 

Aujourd'hui 15 décembre, je vais allumer une bougie que je n'éteindrai que le 7 janvier. Cette photo de mes parents fut prise à Madrid dans les années 50. Aujourd'hui comme tous les ans depuis leur mort, 15 décembre pour ma mère, 7 janvier pour mon père. Cinq ans séparent les deux millésimes. Et trois semaines sur le calendrier. C'est ma parenthèse à moi, qui encadre les Fêtes. Souvenir d'amour inconditionnel. Occasion de publier un texte que j'écrivis à cette époque. Je rentrai de la bibliothèque d'Alexandrie, j'écrivais sur mon père. Il lui restait très peu de temps. Ces lignes restituent mes préoccupations de l'époque, pas si loin de celles d'aujourd'hui, hélas...

"Une bibliothécaire manipule un très vieux livre posé sur un plan incliné, après avoir soulevé la vitre qui le protège. Elle porte des gants blancs, prend des précautions chirurgiennes pour passer une page, lentement, très lentement. Le manuscrit pourrait tomber en poussière et emporter à jamais sa part de mémoire humaine. La pensée de cette circonspection me vient à l'esprit chaque fois que je demande à mon père de me raconter comment c'était l'Espagne, avant, l'Espagne de son enfance, de la guerre, de tout ça... Le désir de recueillir pendant qu'il en est temps l'alluvion de ces années se heurte à la crainte de réveiller des douleurs endormies, des chagrins irréparables. J'y vais doucement, par la bande, en prévoyant toujours une porte de sortie, une distraction, qui lui serve de bouée, discrètement, qui le ramène en terrain sec, hors d'atteinte des émotions, des larmes. Ça a toujours l'air important, pour lui, de ne pas pleurer. Il rit, beaucoup, il sourit, il tourne tout en dérision ou bien il se tait, mais jamais, jamais, il ne se montre ému. Et jamais au grand jamais nous ne l'avons vu pleurer. Quelque part dans son affect, un mur de mots, d'ironies, de mises à distance maintient une étanchéité de sous-marin atomique à tout attendrissement. Il vit sur un polder, son seul côté batave. Parfois, maintenant que la vieillesse ronge ses moindres rouages, que ses défenses les plus intimes se délitent comme le reste, il lui arrive, devant les infos, quand l'écran donne à voir quelque horreur, surtout si des enfants en sont victimes, il secoue la tête comme pour dire non, et murmure pour lui même: "Bestias...". Brutes. Il ne peut plus supporter ça, il n'a plus la force de trouver une tangeante propice à évacuer les démons. Il zappe alors, vite, à l'abri d'une autre chaîne, vers un documentaire, des bébêtes bizarroïdes ou des paysages exotiques, comme un pansement, un bandeau pour ne plus y voir. Les yeux au sec et le coeur en lambeaux. Après tant d'années, tant d'efforts, tant d'illusions, rien n'a changé. La stupidité des brutes épaisses fait la loi. L'ordre des bourreaux règne sur la planète. 

Je le surveille du coin de l'oeil, mine de rien, apparemment concentrée sur mon écran à moi, mon ordi. Je fonds de tendresse. Une tendresse douloureuse, qui serre la gorge. Comme avec maman en fin de parcours, le rapport de protection s'est inversé. Je veillai sur elle, je veille maintenant sur lui. La différence, c'est qu'il ne faut pas que ça se voie. Ma mère a toujours été l'élément le plus solide, l'inébranlable digue de notre famille. Mais il revenait à mon père, d'incarner l'autorité. Le patriarcat nous structure au plus intime, quelle que soit la réalité, nous nous devons de reproduire les schémas ancestraux sous peine d'ajouter un fardeau supplémentaire au rafiot surchargé qui craque déjà de partout. Papa fragile comme le vieux manuscrit, nouveau concept, épreuve étrange"

Les années passent, le sentiment d'impuissance reste. L'ordre des bourreaux règne encore.

Et si mes parents me manquent toujours autant, la nostalgie est étténuée par le soulagement: au moins ils n'auront pas vu les derniers événements. Ils ne savent rien de la sourde culpabilité, de la douloureuse impuissance qui nous tord les tripes aujourd'hui.

Parce que des gens comme eux ont existé, parce que beaucoup d'autres existent encore, je refuse de perdre espoir. 

Hasta siempre a mis padres, 

Y felices fiestas a todos los demàs...

 

 

 

15
Déc 23


Parenthèse.


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