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Loeb, May, Mergault...

ByolYdEIUAA3XJ--1.jpg-largeAutant vous le dire, j'ai adoré la soirée du dimanche 28 septembre, à la Nouvelle Seine. Sans doute la dose habituelle de dioxyde de carbone flottait-elle dans l'air, mais il se répandait surtout cette impalpable douceur de vivre qui, quand elle s'installe, fait de Paris une succursale du paradis. En fin d'après midi, assise à la poupe en attendant l'heure du show, (c'est moi, de dos, sur la chaise), malgré l'excitation et le trac propres à une représentation, je me laisse aller à un pur moment de magie: Notre-Dame qui veille en mère poule, la Seine qui clapote en mode guilleret, le roulis paresseux de la péniche au passage des bateaux mouche, les grappes de touristes accros au selfie qui ne savent plus où donner des yeux dans cette surdose de beauté. Tout le monde a l'air amoureux de quelque chose ou de quelqu'un. J'enregistre dans mon cortex l'harmonie de l'instant. Je l'évoquerai à l'avenir en cas de besoin, en attendant l'anesthésie chez le dentiste ou l'enregistrement dans un vol lowcost. Il faut savoir stocker ces instants-médicament, on finit toujours par en avoir besoin.

UO2B1960Puis, à vingt heures, dans les toutes petites coulisses de la Nouvelle Seine, avant le signal d'entrée en scène, trac maximum. Mains qui tremblent. C'est bizarre, le trac, cette façon d'avoir peur de quoi au juste? Le public s'est déplacé de son plein gré, on ne risque rien de grave, les chutes de projecteur en pleine tronche sont rarissimes, mais la peur est là. Bon. J'ai les miquettes. Pourquoi plus aujourd'hui que d'habitude? Peur être parce que c'est Paris, peut être parce que je n'ai pas joué depuis deux mois. Heureusement, le phénomène disparait dès le rideau levé. La théorie qui veut que plus le trac est violent, mieux ça se passe se confirme: ce soir le public, sans doute touché par cette grâce qui règne à l'extérieur, la joue enthousiaste, généreux. Et intelligent, puisqu'il rit à mes blagues. Oui, je sais, je pratique des tests de QI assez perso. Mais vérifiés, parole de moi.

imagesOn dit que certains rêves, qui ressemblent à des véritables films hollywoodiens, ne durent en fait que quelques nanosecondes de connexions neuronales. De même certaines pensées passent par la tête à la vitesse de l'éclair. Pendant que je salue, une euphorie me prend qui tient au simple plaisir d'observer mes contemporaines, mes compagnes femmes sur le coin de planète où je vis. Ce soir, dans la salle, une ministre qui, s'il n'avait tenu qu'à moi, serait devenue la première présidente de la République Française, Ségolène Royal, accompagnée d'une secrétaire d'État, Laurence Rossignol, me sourient. Que je me trouve parfois en total désaccord avec certaines de leurs mesures ne change rien au fond de l'affaire, leur présence me ravit. Parce qu'elle est une pionnière dans le chemin que nous sommes en train d'inventer, je partage le point de vue de François Rolin dans une récente chronique de France Inter, j'éprouve de l'admiration et de la gratitude pour Ségolène Royal, son obstination et sa résistance. Comparé à l'accès à nos droits politiques fondamentaux, Koh Lanta fait figure de garden party en  maison de retraite.

images-1Plus fermé encore que le monde politique, le monde artistique. Pendant des siècles, nos amis les grands hommes, penseurs, moralistes, écrivains, hommes de pouvoir ont ressassé que les femmes sont par nature dépourvues de puissance créatrice. "Procréer n'est pas créer" écrit ce cher Saint Augustin, misogyne pathologique. Une femme imaginative pouvait montrer quelque talent pour la tapisserie ou l'aquarelle, mais son pauvre cerveau ovarisé n'aurait su créer quoi que ce soit de transcendant. Justifier sur le plan théorique un abus de pouvoir est une marotte des dominants. Il faut bien se donner bonne conscience. A ce point du raisonnement, surgit invariablement la question de l'art au féminin. Poser les problèmes de travers évite de les résoudre. Le génie n'a pas de sexe et ne saurait en avoir. On persiste à poser la question en terme de capacité alors qu'elle se pose en terme de serrurerie. Il s'agit de faire sauter des chaines, de défoncer des portails hermétiquement fermés aux femmes. De créer non pas au féminin, mais tout court. De franchir les limites de l'enclos, comme autant de petites chèvres de Monsieur Séguin. Les pionnières, de Camille Claudel à Marie Bashkirtseff, en passant par Fanny Mendelssohn et Marceline Desbordes-Valmore, furent mangées par les loups, mais elles ouvrirent la voie et aujourd'hui les femmes sont là. Elles n'usurpent la place de personne, se contentent de prendre la leur. Et c'est nouveau. Et c'est jouissif.

visuel2_gymnase_sept2014C'est de création que Caroline Loeb traite dans son dernier spectacle. Elle a écrit et joue "George Sand, ma vie, son oeuvre". Caroline est une artiste, au sens premier du terme. Elle crée comme elle respire. Créer est son oxygène. Sa force vitale. C'est à l'immense George Sand qu'elle a décidé de rendre un hommage sororal. Elle tend la main vers George à travers les siècles et nous la sert sur le plateau du Gymnase. On redécouvre Sand, son oeuvre, ses amours, la sauvagerie des attaques que lui valurent son talent et son audace. Et on mesure la distance parcourue. Caroline lui emboîte le pas et met en lumière le chemin de Sand à Loeb, notre chemin à toutes, à la manière de ces plans du métro qui jadis allumaient des loupiotes multicolores entre deux coins de Paris. Mise en scène par Alex Lutz, Caroline raconte, déclame, chante. Vibre et nous fait vibrer. On rit, on apprend, on s'émeut. Moment précieux.

UnknownSi des Grands Boulevards on se catapulte au théâtre du Rond Point, on découvre "Open Space".  Mathilda May a mis ses multiples talents au service du spectacle qu'elle a créé, conçu, écrit, mis en scène, composé.  Un spectacle inclassable, original, sans paroles, d'une créativité éblouissante. La comédie humaine à l'échelle d'une journée ordinaire dans un bureau ouvert. Drôle, cruelle, pathétique, jubilatoire, érotique, sentimentale, servie par sept comédien-ne-s fabuleux dirigés de main de maîtresse par une artiste, une vraie, une grande. Mathilda May sait tout faire, surtout nous prendre par surprise et nous emmener dans son univers comme dans un rêve bien ancré dans le réel. On en sort ravi-e, étonné-e, avec le sentiment d'avoir découvert une autre dimension du théâtre. Open Space, espace ouvert, au sens propre.

UnknownEt comme on fait ce qu'on veut, on y retourne, sur les Grands Boulevards. Parce qu'on a rendez vous avec la Mergault. "La" Mergault parce que c'est comme ça qu'on finira par l'appeler, l'héritière de la Maillan et de la Pacôme. Elle est de cette race de pure-sang des planches  capables de tenir une pièce sur leurs épaules et dont le simple nom au fronton d'un théâtre suffit à rameuter l'inconditionnel-le. J'en suis. Mise en scène par Patrice Leconte, Isabelle joue de cette puissance comique qui n'appartient qu'à quelques enfants gâtés de la providence et qui fait qu'à sa simple apparition on a déjà les zygomatiques sur les starting blocks. Contrairement à Maillan, qui n'écrivait pas, mais comme Pacôme, qui se sert elle-même, Mergault crée ses pièces comme elle crée ses films. Ça se passe aux Variétés, ça s'appelle, "OuhOuh", et c'est du Boulevard, du vrai. De quiproquo en esprits tourmenteurs, de tenues ravageuses en perroquet assassiné, Mergault virevolte, sautille, affriole, on se marre et on est content-e d'être là, à guetter la prononciation de ces phrases piège que Mergault tend au cheveu qu'Isabelle a sur la langue. Le public, béat, en redemande. Moi aussi!

Capture d’écran 2014-09-29 à 16.23.41 copieJe reprends mes esprits, mes pensées reviennent à bord. Je relève la tête, salue une dernière fois, je lance "on se retrouve au bar!", avant de retourner en coulisses et me remettre en civil. Je m'octroie un clin d'oeil dans la glace, puis un verre (ou deux) en compagnie de celles et ceux qui m'attendent au comptoir de la Nouvelle Seine. La péniche-bar-restaurant-théâtre est pilotée par une capitaine, Jessie Varin, enthousiaste et imaginative, chaleureuse et volontaire, qui évoque davantage Esmeralda ( nous mouillons, c'est IMG_7626 copiecomme ça qu'on dit, au pied de Notre Dame) que le capitaine Haddock. Si elle était née un siècle plus tôt, elle n'aurait sans doute eu aucune chance de créer sa vie comme elle le fait. Je lève mon verre à nous toutes, ici et maintenant, chacune son style, chacune  son domaine, qui avons cette chance là.  ¡Salud!

Il y a des soirs où la vie est juste comme elle doit être.

30351777Bien plus tard, dans la nuit, en foulant de mes bottes les pavés centenaires des quais, dans cette beauté et cette lumière, comment ne pas avoir une pensée, de celles qui serrent le coeur, pour toutes les autres, les frangines, partout sur la planète, qui  ne l'ont pas, cette chance qui est la mienne, qui est la nôtre. Toutes celles, infiniment nombreuses, dont la vie, le corps, les rêves et les ambitions sont emprisonnées, sous contrôle. Dans la plus vieille, sauvage, barbare, implacable des dictatures.Le patriarcat. Notre ennemi.

 

 

 

 

06
Oct 14


Loeb, May, Mergault...


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Angèle - Le 07/10/2014 à 11:38

Chère Isabelle, encore une fois : pourquoi ces chroniques ne deviennent elles pas livres ? BD..? Depuis, près de dix ans qu'elles enchantent, qu'elles nourrissent, qu'elles témoignent de ce qu'est notre société vue par un prisme ô combien différent de ce que nous proposent et assènent les médias....y a de quoi faire non ? Merci pour nous livrer un peu du temps présent....simplement.... gracieusement... A bientôt Angèle

Isabelle Alonso - Le 07/10/2014 à 11:58

Merci Angèle! Vous devriez être éditrice, ça m'arrangerait!



Pandora - Le 15/10/2014 à 11:54

Bonjour votre note est intéressante mais cette phrase "Les pionnières, de Camille Claudel à Marie Bashkirtseff, en passant par Fanny Mendelssohn et Marceline Desbordes-Valmore, furent mangées par les loups, mais elles ouvrirent la voie et aujourd’hui les femmes sont là." me choque un peu je dois l'avouer, sï ces femmes sont des pionnières quid de Sapho, Hypatia d'Alexandrie, Duoda, Hrosvitha (jugée hypothétique mais je crois qu'elle a bien existé), Hildegarde de Bingen, Marie de France, Christine de Pisan, Louise Labé, Artemisia Gentileschi, Marguerite de Navarre ou d'Emilie du Châtelet pour ne citer que quelques-unes des plus connues. Avec les mots que j'ai cité plus haut vous avez accidentellement reproduit ce que vous reprochez à Augustin d'Hippone que je refuse d'appeler saint en raison de sa mysoginie que vous avez fort justement rappelée.

Isabelle Alonso - Le 15/10/2014 à 12:48

Et Julie de Lespinasse et George Sand, et, et ,et, et… Merci, on n'est jamais trop précise. En employant la formule "d'une telle à une telle en passant par celle ci ou celle la", je tentais de donner le sentiment qu'il y en avait eu, des pionnières, beaucoup, mais je n'ai pas envisagé, ce n'est pas le but, de faire un catalogue, où soyons en sûres, vous auriez forcément trouvé des absentes. J'aurais dû ajouter "par exemple", pour clarifier un propos que j'espérais lumineux. Je pensais que c'était évident, mais non, les inspectrices veillent! Et vous savez quoi? C'est un peu chiant, mais c'est très bien. Merci.



Pandora - Le 15/10/2014 à 16:55

Mon commentaire n'avait pas pour but de vous blesser, je vous présente mes excuses si c'est cas. Je trouvais juste bizarre qu'une femme de votre stature et parcours ne nomme que des femmes des 19e et 20e siècles dans un billet démontrant avec talent que oui les femmes ont une place légitime dans la culture alors qu'elles y ont participé de tous temps, y compris les plus répressifs.

Isabelle Alonso - Le 15/10/2014 à 18:23

Je ne suis pas le moins du monde blessée, manquerait plus que ça! Vous m'accorderez que les femmes ont été sauvagement exclues du monde de la création, elles ont bien évidemment créé quand même mais que vous visitiez un musée ou que vous assistiez à un festival de cinéma vous constatez comme une absence. Les femmes créent mais son rarement reconnues à la hauteur de leur talent. C'est moins vrai désormais, mais pour autant on est très loin de partager avec les hommes, qui adorent leurs chasses gardées.



Pandora - Le 16/10/2014 à 16:16

Je vous l'accorde, malheureusement, plus que volontiers, puisque dans mon souvenir que ce soit au collège ou au lycée aucune oeuvre de femme n'a été étudiée, je ne crois même pas que Marie Curie, ou sa fille Eve, aient été mentionnées en physique et c'était dans les années 90... Je dois avouer qu'hormis Marie de France et Hildegarde de Bingen, je n'ai appris l'existence des femmes de la liste de mon premier commentaire qu'après 2005, pas d'accès internet avant...

Isabelle Alonso - Le 16/10/2014 à 16:49

Oui. Les femmes ont du talent. Mais accèdent rarement à la reconnaissance de ce talent. Les petites qui arrivent derrière, à qui on n'a pas pu transmettre, manquent de références, doivent refaire le même chemin et ainsi de suite ou comment se faire avoir dans les grandes largeurs. Et on continue à penser que les hommes ont le monopole du génie alors qu'ils n'ont que celui de la reconnaissance.



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