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Interview n°2: Patricia Romito


UN SILENCE DE MORTES


Patricia Romito est professeure de psychologie sociale à l’université de Trieste (Italie). Elle travaille sur la santé mentale des femmes et les réponses sociales aux violences qu’elles subissent. Auteure de nombreux articles en anglais et de plusieurs livres en italien, elle a écrit un livre en français La naissance du premier enfant, étude psycho-sociale de l’expérience de la maternité et de la dépression post partum. À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, elle a accepté de répondre à nos questions.








S. -Tout d’abord, je voudrais dire que votre livre m’a beaucoup impressionnée et que je le place au niveau des Dworkin, McKinnon etc. pour la justesse de ses analyses et sa force expressive. En France comme dans d’autres pays, le nombre de meurtres de femmes par leur compagnon suite à séparation est important—une femme tous les 3 jours selon les derniers chiffres—mais on observe un phénomène relativement nouveau—il semble que les meurtres d’enfants dans le cadre du droit de visite et pour se venger de la femme après une séparation se multiplient. Pourriez-vous expliquer comment des législations récentes régissant divorce et séparation (garde alternée, autorité parentale, droit de visite, etc.) que des féministes ont accueillies favorablement mettent en danger les femmes et les enfants ?

P.R.- Dans les dernières années, beaucoup de femmes ont lutté, au niveau individuel et collectif, pour que les hommes prennent davantage en charge les enfants, pendant la vie commune ou après une séparation. En fait, les études menées dans différents pays sur la garde conjointe montrent que les mères continuent à faire le plus gros du travail, qu’il s’agisse du travail matériel, émotionnel ou organisationnel. La situation devient beaucoup plus compliquée quand la femme se sépare d’un homme qui a été violent, qui souvent continue à l’être et qui profite du droit de visite ou de la garde conjointe pour continuer à harceler son ex-femme. Ce sont des situations très fréquentes, que les travailleuses des Refuges ou des Centres anti-violence (comme on les appelle en Italie) connaissent très bien. Parfois, dans ces cas, les tribunaux et les services sociaux organisent des visites « protégées » : le père voit l’enfant en présence d’un tiers - éducateur, travailleur social - pour éviter qu’il puisse agresser verbalement ou physiquement l’enfant ou la mère. Ces visites protégées peuvent continuer pendant des années, puisque ces pères ne veulent pas ou ne savent pas modifier leur comportement, avec des coûts psychologiques pour les enfants et les femmes, et des coûts économiques pour toute la société. Il faut bien se rappeler que c’est la société - nous, les contribuables - qui payons ces coûts-là, et non pas les hommes violents. Mais dans certains cas, ce filet de protection ne suffit pas, et l’homme tue ses enfants, et parfois finit par se suicider. Au-delà de l’analyse de ce qui se passe dans la tête de ces hommes - leur violence, leur entêtement à considérer femme et enfants comme si c’était leurs possessions, leur souffrance aussi - il faut bien voir que ces situations sont rendues possibles par les décisions des divers acteurs sociaux : juges, travailleurs sociaux (des deux sexes), psychologues. Ces décisions se basent sur plusieurs présupposés :




S. - Le stéréotype médiatique sur les violences—viols, femmes battues—est que les plaintes sont en augmentation, mais que cela n’implique nullement une augmentation de ces violences, que c’est en fait une conséquence du féminisme, car les femmes osent maintenant dénoncer—et judiciariser—des violences qu’elles supportaient en silence autrefois. Le constat que vous faites dans votre livre est tout autre ; pourriez-vous nous en dire quelques mots ?


P.R. - En fait, il n’est pas possible de savoir si les violences envers les femmes sont plus ou moins nombreuses aujourd’hui qu’autrefois, puisque l’absence délibérée de recherches et de chiffres a été une de manière de les occulter. Dans mon livre, je cite des données provenant de différents pays et concernant différentes typologies de violences masculines qui montrent que, face à une augmentation des plaintes, la proportion des cas qui ont ensuite été poursuivis en justice est diminuée. En Grande-Bretagne, une étude très récente du Home Office montre que seulement 14% des cas de viols dénoncés arrivent au procès. En même temps, d’autres données suggèrent que certains types de violences sont en diminution, comme, du moins aux Etats Unis, les meurtres entre conjoint-e-s. En particuliers, sont diminués les cas des femmes qui tuent leur partenaire. Comme cela arrive d’habitude après des années de violences de l’homme sur la femme, il est possible que des changements sociaux comme l’existence des refuges et des lois telles que l’ordre de protection donnent aux femmes battues d’autres possibilités d’échapper à un homme violent que de le tuer.


S. - À propos du traitement socio-médiatique de ces violences, votre diagnostic est que ’’du silence on est passé au bruit’’ mais que la voix des victimes n’est toujours pas entendue. Comment le bruit peut-il avoir le même résultat que le silence ?


P.R. - Parce que le bruit, le vacarme, finit par couvrir la voix des victimes. Louise Armstrong, activiste et écrivaine étatsunienne, décrit bien la cacophonie qui s’est produite autour de la questions des viols paternels, avec toutes sortes d’experts qui se sont construit une carrière en parlant de ça et, surtout, en construisant concepts, théories et explications de ces violences qui vont dans le sens de la déresponsabilisation des agresseurs et de la culpabilisation des victimes : la mère « incestueuse », le syndrome de la « fausse mémoire », le syndrome de « l’aliénation parentale », les fausses dénonciations en cas de séparation....


S. - Vous faites une analyse remarquable des stratégies socio-médiatiques—compartimentation, dépersonnalisation, inversion de responsabilité, etc.—utilisées pour occulter ces violences et vous soulignez que ces stratégies sont employées pour tous les groupes dominés. N’y a t’il pas quelque chose de spécifique dans celles qui sont utilisées contre les femmes ?


P.R. - Une des idées-guide de mon livre est que les femmes sont des êtres humains comme les autres, et que les stratégies utilisées pour les dominer, et pour occulter les manifestations extrêmes de cette domination, sont semblables à celles qui sont utilisées envers d’autres groupes dominés. D’ailleurs, certaines des tactiques que j’ai décrites à propos de l’occultation des violences envers les femmes sont les mêmes qui ont été utilisées pour occulter les violences envers les juifs. Je pense qu’il serait intéressant de poursuivre cette ligne de recherche comparative ; le problème est que, souvent, chaque groupe opprimé se voit comme étant unique, et n’apprécie pas ce genre de comparaisons.


S. - Une de ces stratégies d’occultation des violences masculines est la médicalisation du problème des violences dites domestiques, considéré maintenant comme relevant essentiellement des psychologues et des psychanalystes. En effet, lors des débats télévisés vus récemment lors de la Journée mondiale contre les violences, il y avait pratiquement toujours des psys parmi les débatteurs, et parfois il n’y avait que des psys. Vous faites un constat sévère sur la complicité d’une partie de cette profession dans l’occultation des violences envers les femmes et dans la tolérance sociale dont elles bénéficient. Quel est selon vous le problème de fond posé par la médicalisation des violences en général et plus spécifiquement en quoi certains concepts (syndrome d’aliénation parentale) ou méthodes (médiation familiale et rééducation des hommes violents) sont-ils dangereux pour les femmes et les enfants ?


P.R. - La médicalisation et la psychiatrisation d’un problème servent toujours à le dépolitiser. Conceptualiser la violence dite « domestique » comme un problème psychologique ou psychiatrique le présente comme dérivant d’une pathologie de l’homme - frustré, malheureux, alcoolique- ou de la femme - masochiste, co- dépendante ou au contraire, provocatrice. Cela permet d’ignorer toute une structure sociale patriarcale qui,  jusqu’à très récemment aussi chez nous en Europe, a reconnu aux hommes des droits sur leurs épouses allant jusqu’à l’imposition des rapports sexuels (l’exception conjugale pour le viol est restée en vigueur en France jusqu’à 1980) ou à la correction physique. Des réponses aux violences comme la médiation familiale et les thérapies psychologiques pour les agresseurs sont dangereuses pour les femmes parce qu’elles donnent l’illusion que la question peut être ainsi résolue, ce qui n’est pas le cas : en particulier, il y a des études qui montrent que des femmes contraintes à la médiation, ou dont les partenaires suivent une thérapie, continuent à être agressées par ces hommes. Le problème est que, comme j’essaie d’expliquer dans le livre, la réponse « psychologisante » est une réponse facile et rassurante pour celui ou celle qui la donne. Depuis quelques année, en Italie, les femmes battues qui arrivent dans un centre anti-violence se voient proposer d’emblée une rencontre avec la psychologue, alors que seulement quelques-unes d’entre elles en auraient besoin. C’est, de la part des Centres, l’abandon de leur méthodologie originale, et une tendance très inquiétante.


S. - Vous inscrivez certaines de ces innovations conceptuelles et thérapeutiques dans le cadre d’un backlash antifemmes—dont les associations de pères sont une autre manifestation—et dont les objectifs sont de rétablir le contrôle patriarcal sur les femmes et les enfants, y compris dans ses manifestations les plus extrêmes. C’est une chose que peu de gens savent mais certains des inventeurs de ces concepts et méthodes qui ont cours en cour de justice et auprès des travailleurs sociaux dans certains pays sont aussi actifs dans des associations de pères ou pro-pédophilie. Pourriez-vous nous donner des exemples des collusions existant entre ces groupes ?


P.R. - Sur cette question, un sociologue québequois, Martin Dufresne, a publié un très bon article dans Nouvelles Questions Féministes. Dans plusieurs pays, les associations des pères séparés jouissent d’appuis importants dans le monde des médias et dans différents partis politiques. Il y a aussi des spécialistes - psychiatres, psychologues- qui travaillent à leurs cotés, utilisant des « théories » comme le syndrome de « l’aliénation parentale », discréditées au niveau scientifique mais encore très efficaces dans les tribunaux. En somme, ils sont un groupe de pression assez puissant et dangereux. Dans certains pays, ils ont appuyé des actes criminels, tels que des agressions sur des juges ou des travailleurs sociaux. Et un de leurs « experts » préférés, le psychiatre et psychanalyste Richard Gardner, l’inventeur du « syndrome d’aliénation parentale », a bel et bien revendiqué des idées pédophiles dans plusieurs de ses écrits.


S. - Vous dites des choses très intéressantes sur l’offensive médiatique visant à discréditer la ’’revendication victimaire’’ qui a poussé les victimes de violences masculines à se dire survivantes plutôt que victimes. Comment se fait-il que ce soient les femmes les plus victimisées qui ont le plus de difficultés à se reconnaître comme telles ?


P.E. - Se reconnaître en tant que victime peut être très humiliant, à moins qu’on ne puisse l’assumer en tant que revendication politique. Il y a aujourd’hui une attaque sociale envers le concept de femme victime de violences masculines. Cette attaque vient de la part des anti-féministes, qui accusent les femmes et les féministes d’exagérer et d’inventer un problème - la violence masculine- qui n’existerait pas sans elles. Mais parmi les féministes ce concept gêne aussi, parce qu’il renvoie à une image de la femme comme impuissante, dans un moment historique où la revendication politique de ce que signifie le fait d’avoir subi des violences est très mal vue. Dans un article récent concernant le traitement médiatique des meurtres de femmes, publié dans un journal féministe, l’auteure a écrit une note de 18 lignes pour se justifier d’utiliser le mot « victime » !


S. - A vous lire, on saisit pleinement l’amplitude de la conspiration sociale qui permet aux hommes de continuer exercer de multiples violences sans grandes conséquences pour eux, et qui permet aux moins machistes d’entre eux de continuer à bénéficier de multiples avantages du fait de leur sexe. Si la violence est en effet ’’un instrument rationnel du maintien de la domination masculine’’, comment être optimiste sur la fin de cette domination masculine puisque, par définition, les hommes sont les seuls à pouvoir exercer la violence qui assure leur domination ?


P.R. -Je dois être optimiste, parce que suis une activiste féministe et une enseignante ! Si je pensais qu’on ne peut rien changer, je devrais tout arrêter, je devrais arrêter de vivre en fait. Mais puisque je suis aussi une chercheure empiriste et finalement, assez positiviste, je m’appuie aussi sur quelques données. Aux Etats Unis, outre les données sur les meurtres entre conjoints déjà citées, des recherches menées sur la population générale semblent montrer qu’il y a eu une diminution des agressions sexuelles envers les enfants. Une étude comparative de l’Organisation mondiale de la santé montre qu’il y a des différences énormes entre différents pays dans la fréquence de la violence dite « conjugale », ainsi que, dans chaque, pays, entre la ville et la campagne : c’est dans les zones rurales qu’il y a le plus de violences. C’est bien la preuve qu’il a des sociétés, des cultures, qui tolèrent, voire encouragent la violence masculine et d’autres qui s’y opposent, et qu’on peut travailler pour aller dans le sens d’une société non-violente qui ne soit pas oppressive pour les femmes.






Editions Syllepse - 69, rue des Rigoles, 75020 Paris - 0144620889



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20
Déc 06


Interview n°2: Patricia Romito


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