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Interview n°1: Samira Bellil

DANS L'ENFER DES TOURNANTES


Q : Avant de parler de votre livre, est-ce que vous pourriez faire le bilan de votre accompagnement de la Marche des femmes ?


R : A mon grand étonnement, les réactions ont été positives, et pourtant


j’arrivais avec des mots-choc qui bousculaient tout le monde, mais je pense qu’à un moment donné, il fallait bousculer tout le monde et utiliser des mots crus comme les miens. Cela dit, à chaque débat, j’ai observé que les gens étaient imprégnés de ce qui se dit médiatiquement sur les viols collectifs, sur le consentement des filles etc. Ce que j’ai vu, c’est que les gens écoutaient les loups et n’avaient pas du tout une approche critique leur permettant de se poser des questions sur ce qu’ils entendaient autour d’eux. En m’écoutant, ces gens découvraient l’horreur ; certains entendaient un récit de ces violences pour la première fois. Parce que, quand on parle de viols collectifs, on occulte complètement la violence ; on insiste beaucoup sur le consentement de la jeune fille mais on passe sur la violence qu’il y a avant, après et autour. Ce que j’ai ressenti, c’est qu’en prenant la parole, en disant ces choses et en me mettant à nu, ça a ouvert des débats où les gens commençaient à se mettre à nu, à affronter leurs souffrances et à se poser des questions. Ce dont je suis très contente, c’est que ça a permis de susciter un questionnement dans leur tête, une amorce de réflexion.

Q : Ce qui m’a interpelée lorsque vous avez parlé à Sainte-Geneviève des Bois, c’est la découverte des violences spécifiques auxquelles sont confrontées les victimes dans les cités après le viol. Le rejet de la famille, le rejet par la cité...


R : Il y a le jugement communautaire, le jugement social qui est très fort et qui pèse lourd dans la balance. C’est pour ça que les filles sont triplement victimes.


Q : Exactement, il y a une couche de plus.


R : En fait, il y a plusieurs couches de plus. Lorsque j’ai fait un débat à Lille, les gens ne se rendaient pas compte du calvaire que subissait Sarah, une gamine de 15 ans, victime d’une affaire de viol collectif dans la région. Hors de la cité, personne ne s’en rend compte ; dans la cité, tout le monde sait et tout le monde se tait. Les gens se rangent du côté des loups...


Q : Une autre chose frappante à propos de cette marche : vous avez dit qu’il était très important que l’équipe qui marchait soit mixte.


R : Oui, complètement. Moi, par exemple, à cause de ma trajectoire, on aurait tendance à croire que je serais portée à stigmatiser les garçons. Mon message passe mal auprès de certains : on se dit que je suis victime, que cela m’empêche de garder mon objectivité et que je mets tout le monde dans le même sac. Je ne le fais pas mais je pensais qu’il fallait aussi que des hommes qui ne sont pas d’accord avec ces violences et qui n’adhèrent pas à ce genre d’attitudes prennent la parole, pour que les femmes puissent dire : « il n’y a pas que des connards » et que les hommes puissent comprendre qu’il y a d’autres façon d’être un homme. Il y a aussi des hommes qui ne sont pas d’accord avec cette violence et qui pensent comme nous. Il faut qu’on les entende, ces hommes, afin que nous puissions garder confiance en l’homme ! Je voudrais que les jeunes filles comme moi, qui ont subi des viols, ne restent pas avec ce mauvais goût dans la bouche. Le message, c’est : il y a aussi des mecs bien. Et si des garçons sont avec nous, c’est aussi une façon de contrer ceux qui sont en face : « moi, je suis avec elles et je ne suis pas d’accord avec ce que tu fais. »


Q : Une dénonciation du machisme par les hommes a un impact différent ?


R : Sans doute, en tout cas, ça suscite une réflexion...


Q : Qui sont les garçons qui organisent ces tournantes ? Des chefs de bande, des petits trafiquants ?


R : Souvent, c’est des gamins en échec. Dans mon cas, c’était un caïd, un vrai méchant ; il était beaucoup plus vieux que moi, il avait 21 ans.


Q : Vous avez dit dans votre livre qu’il avait aussi des affaires de prostitution sur le dos...


R : Oui, c’était un bandit, mais c’était aussi quelqu’un qui était sorti de l’école depuis longtemps et qui n’était plus du tout dans la vie sociale ; beaucoup d’entre eux vivent en dehors de la société.


Q : Est-ce qu’on peut dire qu’il y a des suiveurs et de meneurs dans ces affaires ?


R : Oui, c’est l’effet de bande, il y a une pression à se conformer.


Q : Est-ce que certains mecs peuvent se trouver embarqués là-dedans à reculons suite à cette pression ?


R : Oui, mais chacun est responsable de ses actes !


Q : Comment une jeune fille peut-elle devenir une cible pour des garçons ?


R : Pour des tas de raisons : parce qu’elle est jeune, qu’elle est dehors le soir, etc. En tout cas, c’est un jugement porté par des garçons sur leurs critères à eux.


Q : Par exemple, le critère : « Si tu sors le soir, tu es une salope ? » Et il y a aussi le cas de figure typique : la jeune fille amoureuse d’un caïd qui accepte qu’il la prête à ses copains parce qu’elle est sous son emprise ?


R : Oui, ça peut être différents cas de figures : par exemple des filles émancipées qui mènent une vie libérée par rapport à leur famille ou à leur environnement. Si ce sont des filles de culture française, certains dans les cités les considèrent comme des salopes. Si c’est une jeune fille de culture maghrébine, si elle ne suit pas le chemin vertueux qu’on lui impose, elle est mal considérée. Les raisons qui attirent les violeurs peuvent être très diverses ; parfois, c’est du n’importe quoi, des choses sans fondement, des rumeurs. Dans le cas d’une des victimes avec laquelle je suis en contact, c’était simplement du « on dit ». « On » a dit qu’elle était probablement une pute et elle s’est retrouvée violée.


Q : Le poids de la rumeur est très fort dans les cités ?


R : Tout le problème est là. C’est une des composantes du problème des viols collectifs qui est propre aux cités. C’est comme lorsque on dit « elle est consentante ». Lorsqu’on entend des mères déclarer au journal télévisé que « quatre ans pour une fellation, c’est cher payé », on voit bien qu’elles adhèrent aux rumeurs de la cité. Moi, je réponds à cette dame, elle n’a qu’à faire des fellations, entraînée dans une cave avec des coups dans la gueule, on verra si elle estime si les quatre ans de prison pour son agresseur lui paraîtront suffisants !


Q : Cette réaction de mère qui accable une victime de viol pour défendre son fils m’amène à parler d’une chose qui m’a frappée dans votre livre : les trahisons féminines que vous avez subies de la part de femmes qui se sont rangées d’une façon ou d’une autre du côté de vos agresseurs. J’ai l’impression que cela vous reste très fort sur le cœur. Il y a eu le cas de Rachida, qui a refusé de témoigner pour vous et qui a averti la bande. Il y a le cas de l’avocate partie aux sports d’hiver au moment de votre procès, il y a aussi votre mère...


R ; Oui, ce ne sont pas uniquement des femmes qui m’ont aidée. Ma psychologue est une femme mais mon avocat est un homme. Et c’est vrai que je suis sélective en ce qui concerne mes amitiés féminines...


Q : Dans les cités, certaines filles amènent d’autres files aux garçons de leur bande. Font-elles ça pour s’assurer une protection ? Dans un contexte très marqué par le machisme , les femmes sont-elles obligées de se trahir les unes les autres pour survivre ?


R : Oui, ou de se comporter comme un homme, c’est le seul moyen d’atteindre une certaine liberté sans être déconsidérée.


Q : Vous avez fait un itinéraire intéressant en ce qui concerne votre mère ; vous avez finalement compris qu’elle était tiraillée entre vous et votre père. Vous écrivez que les choses se sont arrangées entre elle et vous dès que votre père est sorti de la maison ?


R : J’aurais pu me guérir sans ça mais sans le départ de mon père, il y aurait toujours eu cette chape de plomb à la maison, ce fossé entre nous. Psychologiquement, il a fallu que je fasse un travail individuel pour comprendre ma situation mais que je fasse aussi un travail global pour comprendre celle de la famille, pour me permettre d’évoluer. Ca a été très pénible ; je faisais une thérapie pour moi mais en fait, c’est toute la famille que je prenais en charge. C’est terrifiant !


Q : Fadela Amara a du faire tout un travail d’éducation pour changer les façons de voir de sa famille, dans des conditions différentes des vôtres bien sûr. Ce sont apparemment les jeunes filles beures qui sont obligées de jouer le rôle de passeur entre la culture des parents et la culture française. Peut-on dire que ce sont plus les filles que les garçons qui sont les agents de cette transition culturelle ?


R : Oui, nous sommes des sortes de passerelles. J’ai fait ça pour ma mère et aujourd’hui, ma mère est derrière moi. C’est une victoire pour elle. Moi j’ai tout compris, mais maintenant c’est à elle de finir de se détacher de tout ça, de se dégager de ce carcan culturel. Je suis encore un peu atteinte mais je sais comment me sortir de tout ça. Mais c’est vrai que tout repose sur nous...


Q : Dans la scène avec K., il vous offre le petit déjeuner après le viol. J’ai souvent entendu des gens dire : « Il ne peut pas y avoir eu viol parce que la fille s’est lavée dans la salle de bains avant de partir ; s’il y avait eu viol, elle serait partie en courant le plus vite possible. »


R : Oui, c’est très pernicieux, ce genre de clichés. Quand on montre une victime de viol dans un téléfilm, on montre la fille en train de pleurer sur elle-même, elle ne veut plus sortir, elle ne veut plus être touchée par un homme, etc. Ca peut exister mais, dans les cas que j’ai rencontrés, les jeunes filles ont souvent un copain après l’histoire parce qu’elles ont besoin de ce soutien, elles ont besoin d’une vie sentimentale pour se reconstruire dans la douceur et le respect. Donc l’image médiatique des victimes de viol est stéréotypée et les vraies victimes ne s’y retrouvent pas. Ce qui est pernicieux aussi dans les viols collectifs, c’est que souvent les agresseurs sont les copains de la cité, c’est-à-dire qu’avant, il y a eu une amitié, des échanges, une confiance qui a existé entre eux et les victimes. Donc pour les filles, c’est très difficile de réagir parce que c’était des amis, des gens qu’on connaissait bien qui brusquement se sont transformés en prédateurs. On reste avec l’image de l’ami et c’est très difficile de dire qu’il a été méchant et de l’accuser en oubliant tout ce qui s’est passé avant ; souvent les avocats des agresseurs jouent là-dessus. Il savent qu’il y un doute, que la faille est là, dans les relations amicales qui ont existé entre victimes et agresseurs avant le viol, et ils la creusent et l’exploitent au maximum pour discréditer les victimes et faire passer la notion qu’elles étaient consentantes puisqu’elles étaient amies avec leurs agresseurs. Les médias sont très sélectifs quand ils parlent du viol, ils mettent certaines choses en évidences et ils en occultent d’autres. Par exemple, les viols collectifs existent depuis longtemps, mais on n’en parle que depuis trois ou quatre ans. Maintenant, on en parle davantage parce que les agresseurs sont des mineurs. Dans les années 80, ça existait déjà, c’était une mode. C’était « moi, j’ai serré ; j’ai serré elle, elle, elle... » C’était considéré comme valorisant pour les membres des bandes mais heureusement, ça c’est calmé. Les RG ont fait un gros travail de démantèlement des bandes. Il y avait de vraies bandes ; maintenant, il n’y a plus guère de vraies bandes de délinquants qui sévissent dans Paris, il y a seulement des jeunes qui traînent en bandes ; on ne peut pas dire qu’ils sont organisés comme avant, comme un gang.


Q : Est-ce que certains de ces gangs avaient des liens avec des réseaux de prostitution ?


R : Non, c’est essentiellement des viols « pour le plaisir ». Et les victimes sont très jeunes ; par exemple, le cas de Karima, plus jeune que moi, 13 ans. Histoire typique : des filles qui sont en rupture, qui n’acceptent pas les lois de la maison, qui sortent dehors, qui traînent tard le soir etc. Les mecs savent très bien quand des filles sont en cassure avec la famille et ils en profitent, ils profitent de cette vulnérabilité.


Q : Ils jouent sur le manque de protection du côté frères, père, etc. ?


R : Oui, ils savent très bien que ces filles ne seront pas défendues ; faut pas croire, ils sont plus malins qu’ils le laissent paraître !


Q : Il a toujours un calcul finalement, dans un viol ?


R : Oui, et quand on entend les avocats dire : « ils sont mineurs, ils ne savent pas ce qu’ils font », je n’y crois pas. Ces garçons qui menacent la jeune fille si elle ose parler, je dis qu’ils savent très bien ce qu’ils font.


Q : Vous avez fait l’expérience du système judiciaire ; vous avez eu ce problème avec votre avocate et quand on vous a averti que vous aviez manqué l’audience, vous avez demandé si vous pouviez faire appel. Et on vous a répondu « non, seul les prévenus peuvent le faire ». C’est un exemple des doubles standards qui existent à tous les niveaux du système judiciaire dans les affaires de viol et qui bénéficient tous aux accusés...


R : Oui et la nouvelle loi Guigou sur la présomption d’innocence a aggravé la situation...La jeune fille de l’affaire d’Argenteuil doit repasser en procès au mois de septembre, parce que les garçons coupables du viol ont fait appel ; elle va donc devoir revivre une deuxième fois l’épreuve qu’elle a traversée. Cette affaire est très grave et il y a eu des choses très choquantes dans son procès. Cette jeune fille, peu de gens l’ont écoutée, on n’a pas réussi à lui faire vraiment raconter ce qu’elle a vécu ; elle n’était pas préparée à donner son témoignage au procès. Par ailleurs, il y aurait eu des faux témoignages : ces gamins qui sont venus témoigner contre elle et qui l’ont accusée d’être une fille facile, elle m’a dit qu’elle ne les connaissait même pas ! Elle a été diffamée, sa réputation a été salie. Et aujourd’hui, elle ne va plus à l’école depuis quatre ans, et pourtant c’était une bonne élève. Maintenant, elle reste chez elle, elle ne fait rien, sa vie est vide. Dans cette affaire, les parents sont derrière leur fille, pour une fois ; elle vit chez eux et ils font ce qu’ils peuvent pour l’aider. Il est donc normal qu’ils aient touché l’aide aux victimes ; grâce à eux, elle est nourrie, logée et elle n’est pas à la rue. C’est totalement contre-productif de s’en prendre à eux, il ne faut pas se tromper de cible ! La même chose s’est passée pour la jeune fille de Lille, on a dit aux parents : « attention, l’argent, ce n’est pas pour vous, c’est pour la petite ». Pire que ça, certains ont même soupçonné la mère d’être de mèche avec les gamins qui ont fait des horreurs à sa fille. Elle aurait été complice des violeurs de sa fille pour arrondir ses fins de mois, parce qu’elle a le tort d’être RMIste ! Les agresseurs, on prend des gants avec eux ; avec les victimes, c’est : « je vous écrase encore une fois » ; ça ne suffit pas ce que avez pris, le système en remet encore une louche. Alors que les garçons qui l’ont violée allaient jusqu’à faire payer leurs copains : tant pour qu’elle leur fasse une fellation, tant pour lui pisser dessus...


Q : Je savais que souvent, un procès de viol devient le procès de la victime mais apparemment ça devient aussi le procès des familles qui la soutiennent...


R : Exactement. Quand ils ne soutiennent pas, on dit : « vous êtes de mauvais parents » ; quand ils soutiennent, on leur dit : « vous la ramenez trop. » Pourquoi mettre en place un système d’aide aux victimes, pourquoi encourager les gens à faire les démarches juridiques si c’est pour les traiter comme ça ? Et il y a aussi toutes les complexités de la procédure. Dans l’affaire de Lille, ce sont des gens pauvres : ils n’ont pas fait d’études et ils n’ont pas la capacité intellectuelle pour se défendre. Quand je suis passée à Lille, j’ai dit que je n’étais venue que pour Sarah, que c’était pour elle que je faisais le débat, pour qu’elle sache qu’on est derrière elle. Je ne veux pas savoir qui elle est, je ne veux pas savoir la tête qu’elle a, je voulais juste qu’elle sache que la Fédération de la Maison des Potes et « Ni putes ni soumises » étaient avec elle. Et ses parents l’ont appelée et ils lui ont dit : « il y a cette fille qui vient faire un débat à Lille ; est-ce que tu veux qu’on y aille ? Si on y va, c’est pour toi, c’est pour pouvoir comprendre. » J’ai trouvé cette démarche extraordinaire, parce qu’avec leurs petits moyens, ils ont fait ça ! Qu’est ce qu’on veut de plus ? Pendant ce débat à Lille, je n’ai parlé que de Sarah, je ne voulais pas parler de moi. Et on a essayé de trouver une solution pour elle en parlant de son cas à Monsieur Raffarin...


Q : Il faut rappeler le problème que vous évoquiez : Sarah avait été relogée à quelques kilomètres de ses agresseurs...


R : En fait, ce sont les parents qui ont été relogés ; il faut savoir que, depuis l’affaire, les trois enfants de cette famille ont été placés en foyer, alors qu’ils sont victimes. Pour moi la priorité, c’est qu’ils soient ensemble, que la famille soit réunie, pas éparpillée. Et il faut savoir aussi que, dans cette affaire, trois des neuf inculpés sont déjà dehors. On se pose des questions...Et c’est pareil pour l’affaire d’Argenteuil ; il y en a plusieurs qui sont sortis il y a quelque temps.


Aux dernières nouvelles, il était question de mettre la jeune fille d’Argenteuil sous tutelle. Elle a 19 ans mais ce n’est pas parce qu’elle est victime qu’elle est incapable de réfléchir et qu’elle ne peut pas savoir ce qui est pour son bien. La parole de la victime ne doit pas être ignorée une seconde fois par ceux qui sont censés l’aider. Que ce soit dans la police ou dans la justice, toutes les personnes qui ont affaire aux victimes de viol devraient recevoir une formation spéciale ; les victimes sont souvent accueillies comme un chien dans un jeu de quilles. Elles voient bien la réaction, les expressions de ceux qui les reçoivent ; elles enregistrent tout et elles savent bien quand on doute de leur parole ou qu’on prend les décisions pour elles.


Q : Oui, et ça c’est grave, parce que le violeur a déjà décidé pour elles, et souvent le personnel policier et judiciaire continue, alors qu’il faudrait redonner à la victime le droit de décider de ce qui la concerne...


R : Oui, si on ne replace pas la victime en position d’exercer sa liberté de choix, on la laisse en position de victime


Q : Autre point qui m’a frappé, c’est la réaction de l’entourage envers les victimes, qui est souvent du genre : « Tu dois oublier tout ça, tu dois tourner la page, arrête de parler de tout ça, arrête de nous ramener sans cesse à ton malheur... »


R : Oui, nous les filles, nous sommes les garants de l’honneur de la famille, on attire la honte sur eux et on doit assumer à leur place. C’est ce que j’ai fait : j’ai assumé mon histoire, j’assume qui je suis, j’assume mon parcours mais il a fallu que je fasse fi de la honte pour pouvoir sortir ça de moi. Il ne fallait plus que je calcule la honte, il ne fallait plus que je fasse attention à tout ça. Notre parole dérange mais si on nous empêche de l’assumer, on nous empêche de sortir de ce qui nous est arrivé, on nous condamne à rester victimes.


Q : Au meeting de Sainte-Geneviève des Bois, j’ai bien eu l’impression que vous dérangiez, vu la réaction de certains dans le fond de la salle, vraiment agressifs, qui disaient : « Vous donnez une image négative des cités, vous nous faites tous passer pour des machos » et qui se conduisaient en effet comme des machos...


R : Oui je dérange, car j’assume ce que je suis en tant que femme, avec mon boulet derrière moi. Eux, leurs vies et leur parcours, ils ne l’assument pas, et c’est ça qui dérange. Eux sont encore dedans tout ça, alors que moi, j’en suis sortie.


Q : Vous avez dit que le procès, pour une victime de viol, est un moment très important. Pour sortir de votre identité de victime, le procès a été une étape, la psy en a été une autre et le livre a été encore une autre. Vous dites aussi que la lecture de livres de Cyrulnik vous a aidée ?


R : Complètement, ça m’a ouvert plein de portes. J’ai entendu dire dans des associations que quand on a été victime, on le reste tout la vie, notre vie elle est foutue. Ca, ça me fout en l’air, l’idée qu’on n’a pas droit à une autre vie, qu’on doit ressasser ça indéfiniment. Je pense qu’on peut en sortir en faisant un travail thérapeutique, s’il est bon. Aujourd’hui, je me sens plus victime, je suis sortie de tout ça. Et je pense que si moi, venant de banlieue, j’ai été capable de le faire, à fortiori des femmes qui ont fait des études doivent avoir aussi cette capacité de changer, de renverser la vapeur. Je ne dis pas que c’est possible pour toutes les femmes, parce qu’il y a des différences individuelles, il y a des différences de parcours, nous sommes plus ou moins costauds etc. Mais je dis que c’est possible. Je veux pouvoir vivre ma vie, je veux pouvoir être amoureuse, je ne veux pas voir tous les mecs comme des connards. Si on me dit que je vais être victime toute ma vie, donnez-moi un flingue, je me flingue tout de suite ! Et c’est très important pour les filles des quartiers, parce qu’elles sont dans le marasme. En tenant ce discours, je leur ouvre un peu le ciel. Dans les quartiers, cette mentalité qui présente les femmes comme impuissantes, violées, totalement dépendantes est très fortement ancrée. Moi je voulais dire que ce n’est pas vrai qu’on ne peut rien faire ; que ce n’est pas parce que tu as été violée que ton parcours va finir obligatoirement dans les peep shows. Je dis qu’il y a d’autres options, qu’une autre donne est possible.


Q : Que vous a apporté le livre par rapport aux autres étapes ?


R : Il n’y a pas eu de procès, donc je n’ai pas pu m’exprimer à ce moment-là. Dans le livre, j’ai vraiment pu mettre fin à quinze ans de silence. Quinze ans de choses que je n’ai jamais dites à personne, même pas à ma psy. J’ai subi tellement de choses graves, pas seulement par le viol mais par mon avocate, par la justice, par le système social, que je me disais : ce n’est pas possible que je me taise par rapport à tout ça ; il faut que j’en parle pour que les gens prennent en compte les problèmes, il faut des réformes. Comment se fait-il que moi, gamine, j’ai fait toutes les démarches possibles et que je sois passée à travers les mailles ? Si je n’avais pas rencontré ma psy, j’aurais été vraiment dans la merde. J’était pourrie de partout à l’intérieur je me donnais 5 ans à vivre, pas plus...Il a fallu tout démonter et tout remettre en place. Il m’a fallu cinq ans avec ma psy pour que je puisse parler de ça. ...


Q : Vous aviez aussi des manifestations physiques, puisque vous aviez des crises d’épilepsie...


R : Oui ; vu qu’on m’interdisait de parler, de dire ma souffrance dans mon milieu et surtout dans ma famille, je traduisais ça par des excès de violence, des crises d’épilepsie. Ca sortait comme ça, mais je me détruisais aussi...


Q : Vous dites que vous étiez dans un trip d’autodestruction, ce qui est classique chez les victimes de violences ; souvent, elles continuent le travail de leurs agresseurs...


R : Les victimes de viol réagissent souvent en couchant avec n’importe qui, le sexe ne veut plus rien dire pour elle, le corps est anesthésié, on ne sent plus rien. Et comme on ne comprend pas ce genre de réaction, on le retient contre elles.


Q : Vous dites : « mon agresseur en a pris pour huit ans ; moi, j’en ai pris pour quinze ans ». Qu’est-ce que vous pouvez ajouter au sujet de la justice ?


R : Parlant en mon nom, je dis qu’il n’y a pas de lois à inventer, il suffit d’appliquer celles qui existent. La loi est là et elle est claire : un viol, c’est quinze ou vingt ans. Dans l’affaire d’Argenteuil, il y a eu des peines de prison ferme, et j’en ai été très contente. Cette jeune fille a subi des viols répétés, à plusieurs endroits, dans une école maternelle et même dans un tribunal. Elle a aussi été séquestrée dans un appartement et dans cet appartement, la police est venue pour tapage nocturne. Ils l’ont vue avec des bleus, en sang et en train de pleurer. Personne ne lui a demandé : « pourquoi tu pleures, ma petite ? ». Personne n’a rien dit ; les flics se sont barrés en disant « faites moins de bruit ». Ca veut tout dire ! Par contre, ce qu’on a dit après à la gamine : « pourquoi tu n’as pas ouvert ta bouche quand la police est venue ? ». Pour la condamner encore une fois, on est là ! Je vous met au défi : avec quinze mecs autour de vous, on va voir si vous allez la ramener ! Du machisme, il y en a partout, mais dans les quartiers, il est franc, direct et sans hypocrisie, on sait à quoi s’en tenir. Vous allez dans mon quartier à Saint-Denis, c’est une ville d’hommes ; il n’y a que des hommes dehors, pratiquement pas de femmes, que des vieilles ? Je parlais hier avec un copain de mon quartier et il me disait : « mais quand bien même une fille sort le soir, quand bien même elle a eu un plusieurs copains avant, quand bien même elle faisait l’amour avec lui dans une cave, c’est son droit, elle fait ce qu’elle veut. De quel droit on s’en sert pour dénigrer sa réputation et dire qu’elle était consentante pour un viol collectif ? » Je trouve ça grave !



25
Mai 03


Interview n°1: Samira Bellil


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