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Hommages à Samira Bellil

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par Isabelle, Sporenda, Erwan.


Réaction d’Isabelle Alonso


Paris, 6 septembre 2004. Je suis chez mon éditeur. Sylvie, une nounou d’auteur, s’approche de moi. Elle me dit que Samira est morte. Vendredi soir. Tombée malade au début de l’été. Morte avant la fin. Samira ? Morte ? Il y a des choses qui dépassent ma capacité de comprendre.


Paris. Printemps 2001. Salon du Livre. Porte de Versailles, je signe des livres. Tête baissée, je dédicace. Une voix se distingue du brouhaha : “ Je vous demande deux minutes. C’est deux minutes de votre vie, mais c’est aussi deux minutes de la mienne ”. Je lève les yeux. Un regard vert me transperce. Ce n’est pas une image. Quiconque a croisé le regard de Samira sait ce que je veux dire. Un regard qui vous pousse dans vos retranchements. Une intensité qui annule le vacarme ambiant. “ Il faut que je vous parle ”. On va prendre un café. Elle me raconte son histoire, ce qui lui est arrivé. L’horreur. Hallucinant. Plus par sa façon de la dire, par sa force, par la puissance de sa révolte, que par les faits eux mêmes, malheureusement pas exceptionnels. Elle veut écrire. Elle veut que je l’aide à se faire publier. Si je peux, je le ferai, ça va sans dire. Je la rencontre à plusieurs reprises, elle me dit ses ambitions, sa psy qui l’aide à vivre et qui l’aide à écrire, sa sœur, sa mère.... Je comprends aussi qu’elle n’a besoin de personne. Elle a en elle d’énormes ressources. Puis elle disparaît, je n’entendrai parler d’elle à nouveau qu’à la sortie de “ Dans l’enfer des tournantes ” *. Elle a réussi. Ça ne me surprend pas.


Montpellier. Printemps 2003. Fête du Livre. Nous sommes assises côte à côte pour le weekend, nous dédicaçons à tire-larigot. Elle est passée de l’autre côté de la barrière, du côté des auteures. Elle est toujours aussi intense, aussi entière. Et, aussi, déconneuse. On se marre, on taille des costards. Elle est pleine de projets. Elle me raconte ses conférences dans les lycées, l’agressivité dont elle est l’objet. Les bandes qui viennent l’agresser, la provoquer parce qu’elle a brisé la loi du silence. Qui se mettent au fond de la salle, en groupe, vocifèrent pour couvrir sa voix, lui envoient des morceaux de craie ou autres projectiles au visage, lui promettent un sale quart d’heure à la sortie. Et comme elle se sent indestructible, invulnérable. Elle donne l’impression qu’elle n’a peur de rien. Ni de personne. Elle regarde de haut, de toute sa petite taille et de sa fierté himalayenne les loubards qui ne supportent pas qu’elle n’ait pas été anéantie. Samira est indomptable. Courageuse. Libre. Le soir, on va au dîner offert par la municipalité aux auteurs. On boit du muscat avec un tel plaisir qu’un des serveurs vient nous en refiler une bouteille entière en loucedé. Avant le dessert, elle part chercher sa sœur. Qui en a, elle aussi, pris plein la gueule et qu’elle protège avec une ardeur de lionne. Le chargé culturel de la ville, plus qu’imbibé, vient nous postillonner dessus, on gare notre part de gâteau, écroulées de rire. A une table voisine, un célèbre pondeur de best-sellers tient le crachoir, ses compagnons de table luttent contre le sommeil. C’est reparti pour un fou rire. Le lendemain, dans le tgv, avec son attachée de presse, Cécile, on sirote la bouteille de muscat dans des gobelets en plastique. On parle, on parle, et on rit... On arrive gare de Lyon, pompettes et heureuses. On se promet, sur le quai, de se revoir bientôt, de dîner...


Je la reverrai dans des meetings et aussi à la représentation exceptionnelle des “ Monologues du vagin ”, le 31 mai 2003. Elle est sur scène avec Fadela Amara et d’autres filles des NPNS**. En larmes. Brisée par l’émotion. Je la découvre, ce jour là, fragile, sans défense. Elle a laissé tomber sa carapace, le temps de se réchauffer à la solidarité de toutes ces femmes, ensemble, sur la scène du théâtre du Rond Point. Et, après, si contente de me présenter sa mère, ses amies...


Un soir, au Zénith, concert de Renaud. J’ai des invites, elle vient avec moi. Elle adore aller au spectacle, me dit son amour de la scène, s’enthousiasme pour les éclairages, le son, les prises de parole du chanteur, ovationnées par le public inconditionnel. Tout la réjouit. On peut aller backstage juste après, elle fait dédicacer un dessin, elle est toute fiérote. On va boire un soda. On parle, encore, pendant des heures. Elle a un appartement tout nouveau, pendra bientôt la crémaillère, veut faire du théâtre, se sent artiste, est ravie que Mireille Dumas lui ait tendu la main et proposé de travailler avec elle. Elle sourit, parait contente. De temps en temps, son regard se fixe, et elle raconte des épisodes de sa vie dans les quartiers qui, à mes oreilles, ont des allures de science fiction. Tant de brutalité, tant de haine contre celles qui n’acceptent pas les règles de soumission. Tant d’indifférence aussi. Elle est en colère contre une municipalité du Nord, qui a promis de reloger la famille d’une toute jeune adolescente victime d’un viol collectif, et que Samira est allée soutenir. Le temps passe. Les violeurs ont été mis en examen. Leurs familles harcèlent, menacent la famille de la victime. Les promesses ne sont pas tenues. L’adolescente et sa famille se terrent dans leur appartement. Les agresseurs paradent à l’extérieur. Samira est en rage. Elle est sincère, vibrante. Sans pitié. Attendrie. Dure et gamine. Epoustouflante d’énergie. Samira, une fois qu’on l’a rencontrée, vous reste gravée dans l’esprit. Pas le genre à se laisser oublier.


Je la vois, aussi, à la télé, sur Arte, lors d’une catastrophique (indigne, en fait) soirée Théma sur le féminisme. Elle affirme ne rien en avoir à faire des féministes. Je saute sur mon portable : “ Comment peux tu dire des horreurs pareilles ? ” Elle rit : “ Allez, te fâche pas, téléphone à Cécile, qu’on aille déjeûner, on discutera... ” On n’a jamais déjeûné. Pas discuté. On croit toujours qu’on a tout le temps.


On me dit qu’elle est morte. Ça n’a encore aucune réalité. C’est révoltant que les saccageurs de sa toute jeune vie aient fini par gagner. Eux se portent probablement à merveille. C’est dans son corps à elle que le crabe a trouvé un terrain favorable. Je ne peux pas le supporter.


Je ne sais pas s’il y a un paradis pour les petites sœurs. Il y en a un dans mon cœur. Il me fait mal, et commence à être surpeuplé.


Réaction de Sporenda


Je suis profondément attristée de l’injustice de la mort de Samira, alors que la vie recommençait à lui sourire, après lui avoir apporté tant de souffrances.


Il y aurait après coup bien des choses à dire sur la relativité de la notion de rÈsilience, à laquelle elle croyait, voulait croire, de tout son être. Elle protestait avec véhémence contre celles qui disaient que le viol laisse des traces ineffaçables et adhérait au conte de fées cyrulnikien : "elles ont connu bien des problémes, mais elles étaient résilientes et finalement elles se sont mariées et ont eu beaucoup d’enfants..." Elle avait besoin d’illusions pour survivre, ne voulait pas accepter, pas savoir certaines choses désagréables, mais son corps lui, savait...


Bon à savoir pour les assassins : on n’a pas besoin d’un couteau pour tuer, et ça coûte moins cher en justice. Pour pas mal de gens, un viol, après tout, ce n’est pas si grave : la victime est encore vivante, elle peut tourner la page, la vie reprend ses droits. Le destin tragique de Samira montre à quel point ces lénifiantes dédramatisations du viol sont fausses. Un viol, ça change tout, et pour toujours...


Je l’ai interviewée et rencontrée à plusieurs reprises ; rétrospectivement, elle dégageait une intensité extraordinaire, une tension interne extrême, comme si elle savait qu’elle avait peu de temps devant elle, et tant de choses à faire.


Réaction d'Erwan


Bellil en mer,
Quelque part au large du Cap Horn.
Des vagues rugissantes et hurlantes,
Des creux hauts comme des hlm,
Et les flots quotidiens.
Font l’érosion, lente, inéluctable.


Bellil en mer,
L’image d’un océan déchaîné
semble bien gentille,
et bien trop romantique
pour décrire l’atro-cité.
Mais cette île existe.


Bellil en mer,
se dresse avec toute sa force vitale,
une énergie puisée à la source même du courage.
Des yeux de résistante.
L’océan directement injecté dans son regard.
Pas la couleur, la force.


Et cette île qui parvient à se dresser au milieu des tempêtes,
a disparu à marée basse.
Comme aspirée.


J’ai aimé te rencontrer Samira.
Je n’ai pas envie de croire en ta mort.
J’imagine ton regard éteint, un contresens.
Samira sonne comme un futur plein d’espoir.
INJUSTE.
Décidément, je n’aime pas beaucoup ta mort.

25
Sep 04


Hommages à Samira Bellil


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Espace commentaire

helene - Le 16/12/2014 à 21:50

Bonsoir Je trouve particulièrement magnifique le poème d'Erwan. Quel talent!!


Suzanne B. - Le 30/12/2015 à 00:39

Très touchant. C'est l'histoire de toute féministe. Même les profs et chercheures en Études Féministes souffrent de l'injustice de ne pas être reconnues à leur juste valeur. Je ne dis pas que leur souffrance a la même teneur que les viols répétés dans le contexte décrit ici. Elles se voient supplantées par des théoriciens du genre ridicules et vains. On essaie de les faire taire en rebaptisant le département en Études du Genre. Et on y étudie la pornographie comme si c'était LA sexualité.


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