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D'Alicante à Perpignan

hqdefaultLe voyage s'annonce tout pourri. Il est très tôt et je suis d'humeur moyenne à l'idée de quitter la côte, la sérénité ambiante ici. Cocon ensoleillé, refuge, nid. Prendre le train en Espagne, c'est d'abord faire la queue. Ce matin, 25 mars 2016, à la gare d'Alicante, la file est kilométrique. Avant de monter, contrôle des bagages, portique de sécurité, vérification des billets. Espérons que ça décourage le terroriste de base. Le train est un Talgo un peu comme quand j'étais petite et que ça avait l'air total futuriste. Maintenant il fait figure de traine-savate, cinq heures pour moins de cinq cents kilomètres, avant Barcelone où m'attend un TGV. Grand moment de solitude quand j'ai vu que le train était bondé et moi en deuxième classe, configuration quatre sièges face à face, idéale quand on voyage à plusieurs, une tannée si on est seul. Pas de tablette. Cinq heures à passer là dedans, sans pouvoir ouvrir mon ordi? Ma place est occupée par une jeune américaine qui jacasse à la yankee, façon donald duck, tout dans les fosses nasales, avec sa copine assise à son côté : i mean... mmmm... you know... it was like, yeah... mmmm..… well... le genre de circonstance où on regrette de parler anglais et de comprendre ce qu'elles disent...  Je récupère mon siège, qu'à cela ne tienne, elles continuent à piapiater en diagonale sans la moindre pause, écouteurs vissés à l'oreille, avec la hausse de ton que ça signifie... Je confesse, j'avoue, que l'idée de les assassiner et les jeter par la fenêtre m'a traversé l'esprit. Mais les fenêtres n'ouvrent pas.

UnknownLes narines inondées de moutarde, je m'en vais trouver le contrôleur. L'homme est affable, efficace. Pour 38 € je me retrouve en 1ère, place isolée, avec tablette, ouf, je vais pouvoir déployer mon ordi. Un merveilleux parfum de café flotte dans l'air. Une hôtesse, fée de la Renfe (Sncf ibérique) vient me proposer un journal, des écouteurs pour les docu et film prévus, et un petit dèj. Ben dis donc. Elle revient avec une petite serviette parfumée et un plateau où trône un vrai festin. Le petit dej, j'en avais déjà pris un sous forme de café, mais celui ci offre des fruits, de l'orange pressée et de la tortilla aux épinards et pommes de terre. Ma bienfaitrice susurre: "beurre ou huile d'olive? confiture ou tomate?" L'idée d'une tartine huile-tomate commence à me faire voir la vie sous un autre angle. Je me détends.

Je mate le documentaire. C'est sur le cinoche, du réalisme italien de l'après guerre à la nouvelle vague. Absolument passionnant. Je me régale dans tous les sens du terme. Je commence à beaucoup aimer ce voyage. J'écoute, j'écris. Il parait que le cerveau ne sait pas faire ça, pas deux choses en même temps. Le cerveau peut être. Mais les doigts et les oreilles sûr que oui.

Unknown-1Après Valencia où je regrette de ne pas m'arrêter, le film. Sur le moment, je ne fais pas attention. Puis je me rends compte qu'il s'agit de "Suite française". Je ne savais même pas que le roman d'Irène Nemirowski était sorti en film. Je me souviens avoir croisé à plusieurs reprises, dans des salons du livre, Denise Epstein, la délicieuse fille de l'auteure. La première fois, elle m'avait dit avoir lu et aimé "l'Exil est mon pays". Compter dans mon lectorat une telle figure m'avait catapultée dans la félicité, au faîte de la guilleretitude. Ce mot n'existe pas? Il devrait. Elle était drôle, bienveillante, bonne vivante, on avait ri, partagé dans la pénombre du bar de l'hôtel des anecdotes de fin de journée avec d'autres auteurs et les attachés de presse, autour d'un verre.

4037297931Et voilà que sur cet itinéraire écrasé de lumière qui suit celui de mon père à quatre vingt ans près, dans ce wagon qui remonte sereinement la côte de Valence à Barcelone et au delà vers la frontière française, je regarde sur les écrans fixés au plafond la version cinématographique de cette histoire de vies dévastées, de destins foudroyés qu'Irène écrivit pendant l'Occupation, qui se perdit pendant un demi siècle avant de réapparaître. Parmi les passagers qui jouent à Candy Crush, lisent le journal ou finissent leur sachet de petits biscuits salés offerts avec l'apéro, je suis la seule à suivre le film, à finir en larmes. Seule ? Pas vraiment. Des résistants français, allemands, espagnols, polonais, que sais-je, silencieux et impalpables, ont envahi le wagon, se sont installés à mes côtés, se sont substitués aux voyageurs indifférents et lèvent les yeux vers le film. Vers eux mêmes. Ils sont venus me signifier qu'ils savent que nous ne les oublions pas.

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Je reprends mon ordi, j'écris, avec dans l'oreillette le générique qui passe en boucle. Irène,  Denise et les ombres du wagon seront avec moi à Perpignan, quand on parlera  devoir de mémoire, amour  filial, fidélité aux valeurs. On croit voyager seule parce qu'on s'est embarquée sans personne et on descend du train avec une escorte invisible. Avec une telle tribu je devrais bénéficier d'une carte de réduction ferroviaire mais le monde est si mal fait...

256452361À Perpignan, sur le quai de cette gare dont chacun-e sait qu'elle est le centre du monde, Hélène Legrais, romancière et journaliste, et André Bonet, aka Bob, joyeux compagnon mais aussi Président du Centre Méditerranéen de Littérature, organisateur de la rencontre, m'attendent. Mon Kikou, régisseur de Et encore je m'retiens et Perpignanais pure souche est là aussi, juste pour me saluer, il nous rejoindra demain. Je pose mon bagage à l'hôtel et on part se régaler à Casa Sansa. L'ami Bohringer a raison: c'est beau, une ville, la nuit. Marcher dans Perpignan est un pur bonheur, surtout en compagnie
helene legrai et moi casa sansad'Hélène qui sait tout sur sa ville, connait chaque recoin et l'anecdote qui va avec. Le 27 au matin, on reprend le même chemin sous le soleil et c'est toujours aussi beau. La pierre, la brique, les murailles centenaires. C'est dans ces cas là que je me sens profondément européenne. Je me souviens d'une Chilienne, venue en France dans les années 80 suite à une villégiature dans les geôles de Pinochet et une intense mobilisation pour la libérer, à qui on demandait ce qui l'avait le plus surprise en arrivant sur le Vieux Continent. Elle avait répondu quelque chose dans le genre: "j'ai eu l'impression d'arriver dans un conte, avec les tours, les châteaux, les tours, les créneaux, semblant sortir tout droit d'un roman de chevalerie, d'une épopée médiévale ou d'un dessin animé". L'Europe, c'est l'Histoire exposée, les siècles debout.

perpi trois riresEn fin de matinée, il fait un temps de rêve, l'ambiance est clairement à la rigolade, on marche dans les rues étroites en direction de la librairie Torcatis, première rencontre de la journée. L'émotion s'immisce dans la bonne humeur, sentiments mélangés  entre hier et aujourd'hui, entre France et Espagne, entre intime et collectif.

memorial livreL'après midi, rebelote, mais cette fois ci, au Mémorial du Camp d'Argelès sur mer, inauguré en février 2014, soixante quinze ans après la Retirada. Au premier étage, l'espace, divisé en deux, figure l'Espagne en guerre et la France derrière des barbelés. Entre les deux, un passage symbolise la frontière. Des humbles objets exposés aux photos en passant par les panneaux descriptifs, tout ici respire le respect et l'attention. Travail admirable. Ce lieu existe par la volonté des enfants et petits enfants de ceux qui n'avaient même pas laissé de traces sur le sable. Ceux dont le vent emporta la voix là où on ne pouvait l'entendre. C'est un exercice particulier que de ne pas se laisser bouleverser. Retenir les larmes qui montent dès que la grande injustice est évoquée, les photos en noir et blanc agrandies, le souvenir des témoins ravivé. Ne pas tomber dans ce qu'il est convenu d'appeler le pathos, qui ferait honte à ceux là même à qui nous rendons hommage. Eux n'ont jamais courbé la tête, ni baissé les yeux. Et s'ils ont pleuré, ça ne s'est pas vu. Il faut se montrer à la hauteur. Alors nous faisons comme nous avons appris, une plaisanterie, un bon mot, le temps de rire et les larmes, domptées, retournent à la case départ. Quand je dis nous, je mentionne tou-te-s mes frères et soeurs d'exil, filles-et-fils-de.

tribunePour la rencontre, André a bien fait les choses. Une tribune ceinte du drapeau républicain, et à cette tribune, en plus de lui et moi, Hélène Legrais bien sûr mais aussi Rosy Gomez, ex-présidente de FFREE, les deux maires d'Argelès, l'ancien, Pierre Aygalas, également député, et le nouveau, Antoine Parra, qui se sont succédé l'un à l'autre aujourd'hui même, le consul d'Espagne à ségolène neuvillePerpignan, Gauden Villas, parfois interloqué par ce qu'il entend (il a grandi dans un pays où règnent encore omerta et révisionnisme), et même une ministre, (plus précisément secrétaire d'État auprès de la ministre des affaires sociales et de la santé, chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l'exclusion, rien que ça ! ) Ségolène Neuville, attentive, souriante et solidaire. Que du beau linge! Merci à eux tous, les enfants-de et les français pur jus, d'avoir partagé ce moment de notre travail collectif. De victimes, de pauvres hères jetés sur les routes, nos parents reprennent leur dimension de combattants de la liberté.

Après la rencontre, le public vient se faire dédicacer "Je mourrai une autre fois" avec un tel élan que le buffet est vide quand je finis par arriver au cocktail qui clôt l'après midi. Qu'on ne croie pas que je m'en trouve marrie, même si j'ai loupé la tortilla et autres tapas délicieuses. J'ai gouté à la plus addictive des drogues dures pour un auteur : l'enthousiasme des lecteurs. Et de toute façon, merci à l'adhérente pleine d'à-propos qui a pensé à m'apporter, en pleine action, un verre d'un délicieux muscat. Au dîner, juste après, je me rattrape. L'inanition n'est pas à l'ordre du jour. La fête oui.

Je quitte Perpignan gonflée à bloc. Merci tout le monde. L'exil est mon pays, certes, et il est surpeuplé. Troisième nationalité, affective et précieuse.

 

 

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Avr 16


D'Alicante à Perpignan


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Espace commentaire

Didier Cousin - Le 23/04/2016 à 23:25

Merci Madame d'être venue nous voir à Hyères après ce retour d'Alicante. J'admire tant votre talent que votre endurance. Nous avons plaisir à vous retrouver à Arcachon, Paris et souhaitons vous voir toujours aussi jeune,jolie et dynamique.


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