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Petites soeurs.

Yo sí te creo, hermana.

Moi je te crois, petite sœur, je te crois.

 

 

 

J'ai beaucoup de choses à dire, et à écrire, sur l'affaire Miller. Je m'aperçois que ça va me prendre du temps. Pour l'heure je tiens surtout à exprimer ma solidarité avec les victimes. Dans le reportage d’Élise Lucet, une des plaignantes témoigne à visage découvert. Elle a choisi de s’appeler Mathilde. Elle dit : « Comment il a pu faire ça pendant tant d’années, sans que rien ne se passe, il a été protégé. Ce que je trouve dingue, c’est que lui a été protégé, et que nous n’avons pas été protégées, on ne l’est toujours pas, ce qui nous protège c’est qu’on est cinquante et bon on ne peut pas être cinquante menteuses ».

Elle dit ça en 2024. À d’autres époques, récentes, Mathilde n’aurait même pas eu une chance de le dire. Et moi, je le prends perso. En tant que féministe. Non, nous ne vous avons pas protégées. Je ne vous ai pas protégées. Nous n’étions pas en position de le faire. Ni moi ni les autres. Que dire face à cette constatation qui fend le cœur ? Que c’est vrai. C’est pire que vrai. Vous n’avez pas été protégées. Vous avez été silenciées. D’ailleurs, ce n’est pas de « protection » que vous avez besoin. C’est de  transmission. De partage de nos connaissances accumulées, sédimentées par des années de féminisme, grâce à nos propres défaites et aussi, à nos victoires. Le féminisme est la seule arme qui vaille. Ainsi éduquées, vous auriez pu vous protéger vous-mêmes. Vous auriez su. Ce dont vous auriez eu besoin, ce que nous vous devons, nous qui étions là avant vous, c’est vous faire savoir dans quel merdier vous mettez les pieds quand vous venez au monde.

Dans ce monde, on vous apprendra à aimer des héros, des artistes, des poètes aux œuvres admirables, mais dont on vous cachera qu’ils ont détruit leurs compagnes de vie. On vous apprendra à respecter des institutions judiciaires et politiques conçues pour nier votre citoyenneté. On vous inculquera des idéaux de liberté-égalité-fraternité qui ont bafoué dès l’origine les droits de cette moitié de la population à laquelle vous appartenez. On vous imprègnera de mythes d’amours éternelles et de princes charmants conçus pour vous aveugler. On vous laissera dans l’ignorance de ce que vos aïeules ont accompli.

Avons-nous jamais eu les moyens de vous mettre en garde ?  D’élaborer un système d’alarme ?  De vous prévenir de ce qui vous attend ? Non. Nous avons essayé, mais non. Nous sommes les premières à le regretter.

Vos tortionnaires, eux, gambadent le cœur léger, déculpabilisés et couilles au vent, dans les vertes prairies de la bonne conscience et de la légitimité.

Et moi je fume par les naseaux de fureur impuissante. Qu’ai-je fait de ces trente ans ? Que n’ai-je pas fait ? Qu’aurais-je pu faire que je n’ai pas fait ? Pas su faire ? Je ne sais pas. J’ai enragé, beaucoup. A chaque morte, à chaque crime. À chaque amie, chaque sœur, chaque inconnue dont on massacre le corps, dont on détruit la vie, dont on oublie le nom. Qui ça « on » ? Des hommes. Pas tous les hommes ? Non pas tous. Pour maintenir l’ordre patriarcal, il suffit de quelques bataillons de violeurs. Alors pas tous les hommes, mais que des hommes.

Et ce n’est pas marqué sur leur gueule, qu’ils vont passer à l’acte.

On ne sait pas.

Le danger guette partout, tout le temps. 

Leur cible favorite ? Les petites jeunes. Période de risque maximum pour elles. Leur innocence même les met en danger. Elles la paient au prix fort. Certaines seront marquées à vie. C’est pas des courageux, les agresseurs. Pour eux, risque minimum.

Ma colère ne s’atténue pas au fil des années, au contraire. Votre douleur me fout la rage, petites soeurs. J’ai crié. Hurlé. Protesté. Défilé, marché. Écrit. Publié. Pris la parole autant que je l’ai pu. J’ai aussi débattu. Essayé de convaincre, de dialoguer avec des imbéciles, épais de certitudes incrustées. Des incompétents sans culture, sans empathie, sans écoute. Analphabètes du féminisme. Aveugles, sourds et tonitruants. Immobiles, prétentieux, pleins d’eux-mêmes. Ils ont le pouvoir. Je l’ai jouée courtoise, pédagogique, respectueuse, dans l’espoir d’allumer une étincelle de conscience dans le bloc d’agglo qui leur sert de cerveau.

En pure perte, puisque des filles tombent tous les jours.

Depuis plus d’un demi-siècle, et bien au-delà, les féministes expliquent, analysent, écrivent, dénoncent. Et sont empêchées de transmettre. Elles y parviennent quand même, avec les moyens du bord.

Ça n’a pas suffi. Ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas puisque la petite Mathilde exprime aujourd’hui cette amertume qui nous est si familière, à nous autres guerrilleras de la cause, arpentant le tarmac depuis toujours, dans les pas de nos grandes sœurs à nous, fidèles, obstinées et sororales.

Des femmes tombent tous les jours.

Et j’en ai assez, plus qu’assez. Une guerre innommée, clandestine, camouflée, sans merci et sans justice préserve l’ordre machiste, maintient la terreur. Chaque femme connait, au fond de ses tripes, de manière obscure, le message venu du fond des temps, transmis sans paroles par des générations d’aïeules violées : « Fais attention à toi. Fais attention. Les loups rôdent, ils te veulent du mal. Le piège est ouvert, le guet-apens permanent. Ne baisse jamais, jamais, la garde. »

Les violeurs sont sur le pied de guerre. Et cette guerre-là ne connait pas de trêve.

Ça donne envie de foutre le feu à tout le bastringue, réduire en cendres leur arrogance, leur ironie, leur perversité, leur cynisme.

Non, petites sœurs, l’idée n’est pas de vous protéger. On se protège contre la pluie, la foudre, les phénomènes naturels, incontrôlables. Mais il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de détruire un système. Redoutable et délibéré. Organisé de la main de l’homme. Ce qui a été fait peut se défaire. Encore faut-il le vouloir. Les signes que rien de sérieux n’est entrepris pour juguler le massacre sont omniprésents, sous nos yeux. Et même, on en rajoute. On dément d’un côté ce qu’on affirme de l’autre. Des exemples récents ? Au plus haut niveau. Macron, qui est au féminisme ce que Trump est à l’intégrité morale, avait annoncé comme prioritaire la lutte contre les violences. Puis il déclare que Depardieu fait la fierté de la France. Et tant qu’il y est, il octroie la Légion d’Honneur à Ardisson, qui a passé des années à humilier et insulter des femmes dans ses interviews. Pure provocation qui signifie  en sous-titre : « Messieurs les violeurs, continuez, vous rendez service à l’ordre machiste auquel je n’ai pas la moindre intention de porter atteinte. »

Petites sœurs, ne comptez que sur vos propres forces. Les nôtres vous sont acquises depuis toujours. Le combat ne cessera qu’avec l’abolition du patriarcat, ne retenez pas votre respiration, y en a pour un moment. Et ne retenez pas vos coups.

Vous êtes mes petites sœurs. Vous m’êtes précieuses infiniment. Je vous admire telles que vous êtes aujourd’hui, audacieuses, créatives, aimantes. Debout. Vous accomplissez tous les jours, dans tous les domaines, ce dont pendant des siècles les patriarches ont assuré que nous étions incapables. C’est aussi grâce à nos batailles gagnées, que le monde vous est aujourd’hui plus ouvert qu’il ne l’a jamais été. Nous sommes ensemble. Et ensemble nous ferons payer les violeurs. Et ensemble nous faisons, chaque jour, un monde un peu moins dégueulasse.

Je suis fière de vous. C’est un kif sans pareil de vous voir réussir. On vous attaquera, on vous agressera, on tentera de vous faire trébucher. Vous vous relèverez, encore et encore, comme nos mères, nos grand-mères, nos aïeules et nous mêmes l’avons fait avant vous. Vous brillez, et vous nous éclairez. Vous êtes le plus beau de l’humanité.

14
Avr 24


Petites soeurs.


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Angèle - Le 15/04/2024 à 14:06

Isabelle…je suis très touchée par ce texte… encore merci pour être notre voix… j’ai été témoin et bénéficiaire de tout cet engagement depuis des décennies… à jamais reconnaissante pour tout ce que tu nous a apporté, transmis … je suis très émue en lisant ce texte fort…partout où tu es intervenue dans ma contrée rurale tu as laissé un souvenir incroyable tant auprès des jeunes que des adultes… alors oui on a chacun-e à notre niveau fait partie de ces maillons qui déchaînent ces liens enchaînants… Isabelle Alonso toute mon admiration républicaine


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